“En réalité, l’approche marxiste de l’histoire de la Révolution proposée par ses premiers grands théoriciens, ne se limite pas aux textes éblouissants du “jeune” Marx. Le Marx de la maturité, notamment au moment des révolutions de 1848 puis en relation avec l’expérience de la Commune et, postérieurement, dans les années de construction de l’Internationale et de constitution des partis ouvriers, n’a cessé, avec le concours d’Engels, d’approfondir sa démarche et n’hésite pas à revenir sur ses jugements antérieurs: en juillet 1848 par exemple, il rappelle l’importance de l’alliance de classe entre les masses paysannes et la bourgeoisie dans la victoire révolutionnaire de 1789: “La bourgeoisie française de 1789 n’abandonna pas un instant ses alliés, les paysans. Elle savait que la base de sa domination était la destruction de la féodalité à la campagne, la création d’une classe paysanne libre, possédant des terres” (1). Ce thème repris de nombreuses fois par la suite (notamment dans ces textes publiés sous le titre de ‘Théories sur la plus-value’, esquisse du livre IV du ‘Capital’ jamais rédigé) situe la lutte des classes au coeur de dispositifs stratégiques qui impliquent la ‘médiation’ du politique et la mise en oeuvre de “programmes”, c’est-à-dire de dispositifs de représentation et de formulation des contenus idéologiques, qu’on ne saurait réduire à leur seule dépendance passive à l’égard des rapports sociaux de production! Sur ce point, Marx comme Engels ont toujours été parfaitement clairs: on connaît la célèbre lettre de Karl Marx à Joseph Weydemeyer du 5 mars 1852, dans laquelle Marx avait écrit: “Ce que j’ai apporté de nouveau (par rapport aux “historiens” et “économistes” libéraux et “bourgeois”, ndlr), c’est de démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production”. D’autre part, il avait déjà précisé dans sa “Réponse à Joseph Proudhon”: “Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il n’y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps”. (‘Misère de la philosophie en réponse à la philosophie de la misère de Joseph Proudhon’, 1847). Le rapport entre la détermination de la base (le socio-économique) et l’initiative historico-éthico-politique, pour le Marx de la maturité, passe par l’indétermination ‘a priori’ des ‘formes’ à travers lesquelles ce rapport s’établit: “Les revendications générales de la bourgeoisie française avant 1789 étaient, ‘mutatis mutandis’, en gros tout aussi fixées qu’aujourd’hui les premières revendications immédiates du prolétariat le sont de façon uniforme dans tous les pays de production capitaliste. Mais la manière dont les revendications de la bourgeoisie française s’imposèrent, aucun Français du XVIIIe siècle en a-t-il jamais eu auparavant ‘a priori’ la moindre idée?” (2). La fameuse lettre de Marx à César De Paepe à Bruxelles du 14 septembre 1870, donc antérieure à la Commune et écrite en pleine vague de patriotisme français blessé en raison des défaites militaires essuyées par l’armée de Napoléon III, est une charge contre le nationalisme français qui se montrait enclin à “parodier la révolution du 93” comme le lui avait écrit l’internationaliste Sérrailler. Or qu’en conclut Marx? Ceci: “Tout cet état de chose disparaîtra, je l’espère, devant la capitulation prochaine et ‘inévitable’ de Paris. Le malheur des Français, même des ouvriers, ce sont les ‘grands souvenirs’! Il faudra une fois pour toutes que les événements brissent ce culte réactionnaire du passé” (3). De ce texte, il ressort à l’évidence que Marx intègre dans la formation de la conscience sociale, donc de la culture, l’héritage intériorisé du passé comme constitutif de l’idéologie, admet l’imprévisibilité créatrice de l’événement, ne dissout pas la réalité des rapports sociaux (“même les ouvriers”) malgré la force d’entraïnement de la “politique bourgeoise”. Et peu de temps après avoir écrit cela, Marx soutiendra la Commune de Paris – et de quelle façon! – malgré ses réserves initiales. Indépendamment des appréciations qu’il avait formulées avec Marx dans des textes communs ou à l’occasion de leur échanges épistolaires, Engels n’a jamais cessé, lui non plus, de se référer à la Révolution française, souvent d’ailleurs de manière contradictoire, notamment à propos du moment, dit, de la Terreur (4) ou du mouvement populaire, tantôt valorisé, tantôt stigmatisé. Témoigne de cet intérêt, son ouvrage ‘Anti-Dühring’ mais surtout sa nombreuse correspondance, notamment avec les Lafargue. Mais, on le mesure mieux encore s’agissant de sa relation avec Karl Kautsky quand sa réflexion se fait critique et théorique à propos de l’écriture et de la publication par ce dernier de son gros article, fortement pensé et fruit d’un impressionant effort d’analyse: “Klassengegensätze von 1789. Zur Hudertjähringen Dedenk feier der grossen Revolution von 1789″ (5), bientôt édité en brochure, qui connut un grand succès en Allemagne et à l’échelle internationale” [Claude Mazauric, L’histoire de la Révolution française et la pensée marxiste, Paris, 2009 (Cap. II. ‘De Marx au marxisme: l’histoire de la Révolution sous le regard du matérialisme historique’)] [(1) ‘Nouvelle gazette rhénane’, n. 60, 30 juillet 1848; (2) Karl Marx à Ferdinand Domela Nieuwenhuis, de La Haye, 22 février 1881, in Marx, Engels, ‘Sur la Révolution française’ (op. cit. note 11 p. 18) p. 220; (3) La lettre a été publiée pour la première fois en entier en 1958 par la revue ‘L’actualité de l’histoire’. Voir la ‘Correspondance de César de Paepe. Entre Marx et Bakounine’, présentée et annotée par Bernard Dandois, Paris, Maspero, p. 205; (4) En 1870, Engels porte un jugement extrêmement sévère mais original et non dénué de perspicacité, sur la Terreur, que les courants républicains radicaux français exaltaient depuis 1830; dans une lettre à Marx, résidant à Londres, en date du 4 septembre 1870, alors qu’à Paris, on proclamait la République, en pleine défaite et sur les débris du Second Empire, Engels depuis Manchester, écrivait: “La ‘terreur’, ce sont en grande parie des cruautés inutiles, commises par des gens qui ont eux-mêmes peur et cherchent ainsi à se rassurer eux-mêmes. Je suis persuadé que la responsabilité de la terreur de l’an 93 incombe presque exclusivament au bourgeois apeuré qui joue au patriote, au petit bourgeois qui chie dans son froc et à la racaille en loques qui, pour faire sa pelote, profite de la ‘terreur'”, ‘Correspondance Marx Engels, t. XI, Paris, Editions sociales 1985; (5) Cf. Die Zeit, 1889, Cahiers 1-4; tr. fr. “Ls antagonismes de classe en 1789. A l’occasion du Centenaire de la Grande Révolution de 1789”. Sur ce texte de Kautsky, son écriture et son importance idéologique et docimologique dans la social-démocratie européenne jusqu’en 1914, et même au-delà , on se référera à la recherche de Jean-Numa Ducange, auteur d’un brillant mémoire soutenu à l’Université de Paris I en 2004 dont il a tiré un article précis, documenté et robratif, paur dans la revue ‘Siècles’ en novembre 2006 (n. 23, pp. 63-82) sous le titre “Karl Kautsky et le centenaire de la Révolution française à la lumière du “pape du marxisme””. J.N. Ducange conclut son article par ce juste commentaire: “‘Die Klassengegensätze von 1789 fut le premier ouvrage de référence “marxiste” sur la Révolution française, assez modeste en taille et dont les imperfections sont avérées par les commentaires d’Engels. Il n’en a pas moins constitué une sorte de premier “manual” prétendant saisir l’ensemble de la “Grande Révolution” dans l’optique du matérialisme historique. Deux forces sociales retinrent particulièrement l’interêt du “pape du marxisme” dans le processus r
évolutionnaire, la paysannerie et les sans-culottes, dont l’étude allait constituer au XXe siècle un enjeu majeur de l’historiographie. Enfin sa singularité par rapport à d’autres productions de la social-démocratie allemande est d’avoir été traduit en français et ce, en 1901, à une date où justement commençait à être publiée l”Histoire socialiste de la Révolution française’ de Jaurès” (saluér plus tardivement par Kautsky, ndr)]