“La sociologie rigide et strictement verticale de Soboul, reprise à la fois des idéologues réactionnaires et révolutionnaires, de Boulainvilliers et de Sieyès, masque et ignore ce fait capital qui me paraît à l’origine de la crise des classes dirigeantes du royaume du XVIIIe siècle. Il est vrai que, pour le prendre en compte, il eût, au moins, examiner le rôle de l’Etat monarchique dans la société et dans la crise de cette société. Or, dans ce gros livre de près de 500 pages, la tyrannie du sociologisme est telle que pas un chapitre n’est consacré au fonctionnement de l’absolutisme. Soboul nous donne d’ailleurs, p. 253, la clé de ce stupéfiant silence. L’Etat monarchique est, à ses yeux, dès Louis XIV, un appendice de l'”aristocratie” (qui est, dans son vocabulaire constamment imprécis, un autre mot pour noblesse). La preuve? C’est 1789, la contre-révolution souhaitée, et puis Varennes, et puis la guerre défaitiste organisée en sous-main. Bref, la vieille preuve tautologique des “causes finales”. Il est amusant de remarquer que, ce faisant, Soboul abandonne une des principales idées de Marx (55) sur l’Ancien Règime français et sur l’histoire de France en général: celle de la relative indépendance de l’Etat d’Ancien Régime par rapport à la noblesse et à la bourgeoisie. L’idée appartient aussi et tout particulièrement à Tocqueville, dont c’est un des concepts fondamentaux (56); mais elle fait si incontestablement partie de la pensée de Marx et d’Engels que l’héritier par excellence de cette pensée,le Kautsky de 1889, lui consacre le premier chapitre de son analyse des origines de la Révolution française (57). Et ce chapitre est précisement précedé d’une mise en garde liminaire contre les simplifications “sociologiques” du marxisme, qui me paraît s’appliquer parfaitement au cas d’Albert Soboul: “On n’est que trop disposé, lorsqu’on ramène le devenir historique à une lutte de classes, à ne voir dans la société que deux causes, deux classes en lutte, deux masses compactes, homogènes: la masse révolutionnaire et la masse réactionnaire, celle qui est en bas, celle qui est en haut. A ce compte, rien de plus aisé que d’écrire l’histoire. Mais, en réalité, les rapports sociaux ne sont pas si simples” (58)” [François Furet, ‘Penser la Révolution française’, Paris, 2009] [(55) Les textes de Marx et d’Engels concernant l’indépendance de l’Etat absolutiste par rapport à la bourgeoisie et à la noblesse sont à la fois épars et nombreux. On pourra consulter notemment: Marx, ‘Critique de la phisosophie hégélienne de l’Etat’ (1842-43), éd. Costes, 1948, p. 71-73 et 166-167; Marx, ‘L’idéologie allemande’, éd Costes, 1948, p. 184-185; Engels,”Lettres à Kautsky du 20.2.1899″, Werke t. XXXVII, p. 154; Engels, “Lettre à Conrad Schmidt du 27.10.1890”, dans ‘Etudes philosophiques’, éd Sociales, 1951, p. 131; Engels, préface de 1891 à “La guerre civile en France’, Werke, t. XVII, p. 624. Ces textes infirment la thèse; avancée par Mazauric (op. cit. p. 89, note) [C. Mazauric, ‘Sur la Révolution française’, Ed. Sociales, 1970], que Marx et Engels avaient renoncé, dans leur maturité, à l’idée de l’Etat absolutiste arbitre entre bourgeoisie et noblesse. La preuve, c’est qu’on trouve cette idée dans des textes tardifs, et tout particulièrement dans la correspondance Engels-Kautsky, au moment où Kautsky, travaillant à son livre sur la lutte de classes dans la France de 1789, demande conseil à Engels su ce sujet. Il n’y a, à ma connaissance, pas trace d’une modification apportée à cette thèse dans ‘La guerre civile en France’ et ‘La critique des programmes de Gotha et d’Erfurt’, que Mazauric cite comme témoignages d’une nouvelle théorie de Marx à ce sujet. La vérité, c’est qu’il fait une double confusion: il attribue à Marx, sur l’Etat d’Ancien Régime, une théorie qui est celle de Lénine sur l’Etat bourgeois (de même que, p. 211, il attribue à Lénine une phrase célèbre de ‘Misère de la philosophie’: “L’histoire avance par son mauvais côté”). Cet amalgame est d’ailleurs caractèristique d’une grande ignorance des textes de Marx et d’Engels chez Mazauric. Ce que je ne songerais pas à lui reprocher, s’il ne se réclamait précisément de Marx, alors qu’il réflète à la fois Sieyès et Lénine, ce qui n’est pas la même chose; (56) Marx a lu attentivement ‘De la Démocratie en Amérique’, qu’il cite dès 1843 (dans ‘La question juive’); (57) K. Kautsky, ‘La lutte des classes en France en 1789’, Paris, 1901. Kautsky a longuement discuté de ce livre avec Engels: cf. leur correspondance entre 1889 et 1895 (Werke: t. XXXVII-XXXIX); (58) K. Kautsky, op. cit., p. 9]