“La formule du «défaitisme révolutionnaire» – une de celles qui ont fait s’entredéchirer les socialistes au dêbut de ce siècle dans les réunions obscures – est sans doute l’une des rares à avoir connu un étonnant destin. (…) Lorsqu’éclate la guerre russo-japonaise en 1904, Lénine se prononce immédiatement pour la victoire du Japon, incarnation à ses yeux du progrès capitaliste, sur la réaction tsariste (1). Le 14 janvier 1905, il se félicite de la chute de Port-Arthur: pour lui, l’Asie «progressiste» et «avancée» vient de porter un coup irréparable à la vieille Europe «réactionnaire» et «arriérée»; en battant l’autocratie tsariste, la bourgeoisie japonaise a réalisé un travail «revolutionnaire» dont le prolétariat international ne peut que se réjouir. Lénine n’est pas isolé. Non seulement la quasi-totalité des partis de l’Internationale, mais une importante fraction de la bourgeoisie russe pensent comme lui et ont souhaité une défaite tsariste dont ils ont pensé que pourraient sortir des changements révolutionnaires. C’est au fond d’ailleurs la reprise du «vieux point de vue» de Marx et Engels qui souhaitaient en leur temps la victoire des jeunes bourgeoisies engagées dans une lutte progressiste contre les classes précapitalistes et considéraient que le prolétariat, tout en s’organisant et combattant pour son propre compte, devait les considérer comme des alliés (2). On sait en outre que Marx et Enges considéraient la Russie comme «la plus grande réserve de la réaction», centre et forteresse de la contre-révolution en Europe. Il étaient donc avant tout « contre le tsarisme», pilier de la Sainte-Alliance de 1815, dans les bras de qui se jetteraient éventuellement, pour faire face au péril révolutionnaire, tous les gouvernement européens. En 1848, ils ne cessent de répèter la nécessité pour la démocratie de faire contre le tsarisme une «guerre révolutionnaire» pour «supprimer ce cauchemar»: l’autocratie russe abattue, les forces de la démocratie en Europe s’en trouveraient libérées et la révolution prolétarienne accélérée (3). Lénine ne semble donc pas innover en 1904 avec son «défaitisme révolutionnaire». Mais il n’en est pas de même quand il reprend la formule en 1914 à propos de la guerre mondiale. Certes, la caractérisation de cette guerre comme une guerre «impérialiste» plonge ses racines dans tout le patrimoine d’idées de la IIe Internationale et notamment ses décisions de Stuttgart et de Bâle. Mais les divergences apparaissent sur cette base commune, dès qu’il s’agit de l’Action. Le célèbre amendement présenté par Lénine, Rosa Luxemburg et Martov à Stuttgart, qui fait obligation aux socialistes d’utiliser la crise engendrée par la guerre pour «agiter les couches populaires» et «précipiter la chute de la domination capitaliste», exprime en realité l’opinion de la gauche internationaliste, plus que celle de l’organisation dans son ensemble (4). C’est sur cette base que, dès la déclaration de guerre, partant du principe que «lorsque deux voleurs se battent, qu’ils périssent tous deux», Lénine définit une politique qu’il appelle «défaitiste», d’abord pour la seule Russie: le 24 août 1914, il écrit que le devoir de la social-democratie russe est de mener un combat impitoyable contre le chauvinisme grand russe et que le moindre mal serait la défaite des armées tsaristes» (5). Déja il généralise la formule et assure que, dans tous les pays impérialistes, le prolétariat doit «souhaiter» la défaite de «son» gouvernement et y contribuer. Il s’en explique clairement dans son article intitulé «du défaitisme dans la guerre impérialiste»: «Or, quand on parle d’actes révolutionnaires en temps de guerre contre le gouvernement de son pays, il est indubitable, incontestable qu’il s’agit non seulement de souhaiter la défaite de ce gouvernement mais d’y concourir effectivement (…). La révolution en temps de guerre, c’est la guerre civile, or la transformation d’une guerre de gouvernement en guerre civile est facilitée par les revers militaires, par les défaites des gouvernements; d’autre part, il est impossible de contribuer è cette transformation en guerre civile si l’on ne pousse pas du même coup à la défaite». (…) (6). On peut, en schématisant, dire que Lénine emploie alors le terme de «défaitisme» dans un double sens. Il signifie d’abord que le prolétariat, dans sa lutte contre son propre gouvernement, ne doit pas s’arréter devant l’éventualité d’une défaite qui serait précipitée par l’agitation révolutionnaire. Il estime par ailleurs que la défaite militaire de «son» gouvernement facilite la guerre civile du prolétariat. (…) Il apparait ainsi que le «défaitisme révolutionnaire» de Lénine – qui n’est pas un mot d’ordre – n’est que l’une des positions défendues pendant la guerre par les révolutionnaires et internationalistes. Liebknecht, Rosa Luxemburg, Trotsky n’ont pas fait leur cette formule. Ils se prononcent cependant sans ambiguité contre les camps impérialistes pour la lutte de classe irréconciliable en temps de guerre. Ils mettent l’accent sur la victoire de la révolution qu’ils opposent à la victoire militaire de leur propre impérialisme, mais ne préconisent sa défaite que face à la révolution” (pag 6-8) [Jean-P. Joubert, ‘Le défaitisme révolutionnaire’] [(1) Voir en particulier les trois articles de Lénine: “La chute de Port Arthur” (14 janvier 1905), “Le capital européen et l’autocratie” (5 avril 1905), “La débacle” (9 juin 1905); (2) Marx et Engels n’ont pas élaboré «de théorie spécifique de la guerre. Faisant leur la formule de Clausewitz, il considérant la guerre comme «la poursuite de la politique par d’autre moyens». Leur politique dans une guerre donnée n’était pas définie en fonction d’une théorie ‘a priori’ mais à partir d’une analyse concrète du conflit. Ils s’interrogeaient pour définir le camp dont la victoire serais la plus avantageuse pour la classe ouvrière. Durant la gurre civile américaine Marx prit position pour la victoire du Nord contre le Sud esclavagiste. On connait la formule d’Engels en 1866: «mon plus grand désir est que la Prusse se fasse battre, il y aurait alors une révolution à Berlin». En 1870, Engels a commencé par soutenir les intérêt nationaux de l’Allemagne contre l’Empire français. Mais en mème temps, il recommande à la Social-démocratie allemande de conserver sa pleine indépendance et approuve la décision de W. Liebknecht et A. Bebel de voter contre les crédits militaires. Mais sitôt l’unité allemande assurée et le second Empire renversé, Engels modifie radicalement sa position. Estimant que la poursuite de la guerre a désormais pour objectif la propondérance des Junker prussiens en Allemagne et de l’Allemagne prussifiée en Europe, il se place du coup du côté de la guerre de défense française dont il pense qu’elle peut devenir un facteur révolutionnaire; (3) Voir en particulier l’article de G. Haupt et Claudie Weill «Marx et Engels devant le problème des nations». Voir également ‘Les socialismes français et allemand et le problème de la guerre’, Milorad Drachkovitch, Genève, 1953, pp. 221-244; Milorad Drachkovitch, op. cit., pp. 323-330; (5) Lénine, Oeuvres 21, p. 12, «Les tâches de la social-démocratie révolutionnaire dans la guerre européenne»; (6) Cet article a été écrit par Lénine, le 26 juillet 1915, en réponse à une polémique de Trotsky (Naché Slovo n° 105) qui avait écrit que «le désir d’une défaite de la Russie est une concession que rien n’appelle et ne justifie à la méthodologie politique du social-patriotisme, lequel substitue à la lutte révolutionnaire contre la guerre et les conditions qui l’ont engendrée, une orientation extrêmement arbitraire, en pareille situation, sur la ligne du moindre mal». Cette réponse, écrite dans le feu d’une vigoureuse polémique, sera par la suite fréquemment utilisée contre Trotsky. Lénine, manifestement inspiré par l’exemple de la Commune de Paris et de la Révolution russe de 1905, estime que le prolétariat doit «concourir effectivement à la défaite». Il s’empresse pourtant de préciser que cela ne signifie nullement que «l’on veut la victoire de l’Allemagne», que c’est une «ineptie» de considérer que cela signifie que «l’on veut la victoire de l’Allemagne» et exclut catégoriquement comme allant de soi et même comme ridicule le sabotage militaire en tant que moyen du défaitisme révolutionnaire. Il écrit qu’«un lecteur perspicace verra bie qu’il n’est nullement question de «faire sauter les ponts», d’«organiser des mutineries militaires vouées à l’insuccès et, en général, d’aider le gouvernement à écraser les révolutionnaires». Lénine exclut l’emploi des moyens militaires spéciaux dont profite directement l’adversaire sans que le cause prolétarienne en soit avancée] [Lenin-Bibliographical-Materials] [LBM*]