“Dahrendorf montre ensuite comment l’analyse de la société moderne confirme ces diverses hypothèses concernant les classes et la lutte des classes. Nous reprendrons seulement ses conclusions principales. D’abord, les nations occidentales doivent être considérées, en ce qui concerne les rapports entre les classes, comme des sociétés post-capitalistes. D’une part, les seules associations impératives dont la structure engendre des classes antagoniques sont l’État et l’entreprise. D’autre part, l’intensité et la violence de la lutte des classes sont considérablement plus faibles que dans les formations industrielles capitalistes auxquelles s’appliquait la théorie marxiste. Ainsi, l’évolution historique nous permet, d’envisager la théorie marxiste comme une application particulière de la théorie générale du conflit à un cas unique, celui des sociétés industrielles, au stade capitaliste des antagonismes sociaux. Ce stade capitaliste, qui correspond à la situation décrite par Marx, se caractérise dans les termes de la théorie générale de Dahrendorf par : 1° la juxtaposition ou la surimposition de la lutte industrielle et de la lutte politique entre les classes ; 2° la coïncidence de la distribution de l’autorité et de la distribution des ressources et récompenses : propriété, prestige, revenu et autres ; 3° l’absence de mobilité entre les classes dans l’industrie et dans les autres associations impératives et 4° l’absence de régulation effective du conflit et par conséquent, l’impossibilité d’une transformation graduelle, ordonnée et pacifique des structures sociales. Cet ensemble de conditions implique des rapports de classes explosifs, susceptibles de provoquer des changements soudains et radicaux – de type révolutionnaire – proportionnels à l’intensité et à la violence de la lutte. Résumant ces particularités de l’ordre social capitaliste, Dahrendorf écrit :«Pour le capitaliste, la domination était associée à des gains financiers importants tandis que pour les travailleurs, l’assujettissement entraînait une extrême misère matérielle. (…) Les groupes qui détenaient l’autorité dans l’entreprise industrielle contrôlaient aussi l’État, soit en personne, soit par l’intermédiaire de membres de leur famille ou d’autres agents. Par contre, les groupes assujettis dans l’entreprise, étaient exclus comme tels du gouvernement. (…) Ainsi, les conditions propres à la société capitaliste, faisaient de l’industrie et de la société en général, le théâtre d’un seul et même conflit dont l’intensité pouvait atteindre un degré extraordinaire. (…) L’absence de mobilité entre les classes aggravait davantage ce conflit» (1). Le passage de la société capitaliste à la société post-capitaliste est lié, en premier lieu, à l’établissement de mécanismes efficaces de régulation du conflit, dans l’entreprise et dans l’appareil d’État : représentation, arbitrage, participation, etc., bref, à l’instauration de la « démocratie industrielle » et de la « démocratie politique ». L’avènement de l’ère post-capitaliste s’accompagne en second lieu, de « l’isolement institutionnel de l’industrie et du conflit industriel »: les positions de domination dans l’industrie et dans les autres sphères de la société ne sont plus surimposées et juxtaposées. Elles ont tendance à se dissocier progressivement, tout comme la distribution de l’autorité et celles du revenu, de la propriété et du prestige. Ce qui fait dire à Dahrendorf que s’il existe encore des capitalistes et des ouvriers dans la société postcapitaliste, ils ne forment ni une bourgeoisie, ni un prolétariat puisque, par exemple, l’ouvrier d’usine peut théoriquement devenir ministre au Parlement, actionnaire d’une entreprise ou vedette de la télévision! Sous l’effet du processus de dissociation des conflits, les classes qui s’affrontent dans l’entreprise industrielle perdent leur « prolongement » direct dans la « société politique»; les thèses de Marx ne peuvent donc plus rendre compte de la conjoncture politique : «Il n’est plus nécessaire que la classe dominante et la classe dominée, dans l’entreprise, se confondent avec les classes politiques correspondantes. (…) Le « vieux » conflit persiste mais ses effets sont restreints, à la sphère institutionnelle de l’industrie. Hors de l’entreprise, dans la société politique, le conflit du « capital » et du « travail » ne trouve plus désormais son prolongement dans la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat, au sens marxiste» (2). Dans la sphère politique, la société post-capitaliste se rapproche, selon l’auteur, du modèle décrit par Riesman: une vaste classe dirigeante composée de l’élite (bureaucratie et gouvernement) et de tous les groupes d’intérêts dont les revendications sont prises en considération par les gouvernants, à divers moments. Les groupes d’intérêt sont alternativement associés au pouvoir; la classe dominée – ceux qui sont dépourvus d’autorité – devient une catégorie fluctuante, «une classe conjoncturelle (situational) dont chaque élément a la possibilité d’exercer l’autorité» (3)” [Nicole Laurin-Frenette, ‘Classes sociales et pouvoir. Les théories fonctionnalistes’, Montréal, 1978] [(1) ‘Class and Class Conflict in Industrial Society’, pp. 242-243; (2) ‘Class and Class Conflict in Industrial Society’ pp. 271-272; (3) Ibid., p. 305]