“Si l’on peut considérer, avec Marx et Polanyi, que la création d’un marché du travail libre et l’expansion forcée de l’emploi salarié sont contemporaines de la «révolution industrielle» du second XVIIIe et du premier XIXe siècle, la généralisation d’un salariat stabilisé intervient beaucoup plus tard. Dès lors, ce n’est pas par goût du paradoxe que l’on peut considérer que les masses d’ouvriers sans travail dont les mouvements ont marqué le siècle de fer n’étaient pas des chômeurs. En tout cas, à cette époque, les contemporains ne disposaient pas des catégories nécessaires pour se représenter le phénomène du chômage et la situation du chômeur comme ils le seront par la suite. Le vocabulaire longtemps utilisé pour désigner les travailleurs sans ouvrage en est un témoignage. Ni en français, ni en anglais le lexique ne comportait, jusqu’aux dernières décennies du XIXe siècle, de terme désignant de façon univoque et exclusive la situation des travailleurs qui recherchaient un emploi salarié et n’en trouvaient pas, ou le phénomène économique qui était à l’origine de leur situation. En France, les termes «chômer» et «chômage» étaient communément utilisés pour désigner toutes les situations dans lesquelles un travailleur n’avait ni ouvrage ni salaire – repos du dimanche ou grève, maladie ou grand âge, manque de clientèle ou de travail à l’atelier. Beaucoup d’autres mots étaient en usage, et variaient notamment selon les métiers ou les conditions, pour parler de ce qu’on appelle aujourd’hui chômage, ou pour désigner diversement des circonstances particulières qui seront par la suite conçues comme relevant de la même catégorie. Quant au terme «chômeur, s’il commençait à être utilisé, il restait rare, n’avait pas supplanté un certain nombre d’autres mots et ne concernait pas exclusivement les salariés sans emploi. Dans les pays de langue anglaise, l’adjectif “‘unemploed'”, très longtemps équivalent à ‘”unoccupied'”, “‘idle'” ou “‘at leisure'”, avait commencé à qualifier plus spécifiquement les travailleurs sans ouvrage, en même temps d’ailleurs que plusierus autres termes d’usage plus populaire. Le substantif pluriel «’the unemployed’» était apparu dans le vocabulaire habituel de la presse et des orateurs socialistes pour désigner la foule des sans-emploi rassemblés sur les places et dans les rues. Cette terminologie ne permettait aucune discrimination entre ceux que les réformateurs chercheront bientôt à définir comme «’the truly unemployed’» et tous les autres. Quant au mot «’unemployement’», il apparaît seulement au milieu des années 1880. Considéré alors comme un néologisme, il n’est en usage pendant au moins une décennie que dans certains cercles académiques et administratifs. La langue allemande, notons-le, connaît au même moment une innovation semblable (26): ce n’est pas avant les années 1890 que les mots «’die Arbeitslosen’» – les sans-travail – et «’Arbeitslosigkeit’» – l’état d’être sans travail – entrent dans l’usage commun. Marx ne fai pas exception: en 1867, dans ‘Le Capital’, il parle, comme tout le monde, de «’die Unbeschäftingen’» (27) – les inactifs, les oisifs – , ce que J. Roy traduira en 1872 sous la supervision de l’auteur par «’unemployed hands’» (29). La classification que Marx propose de «l’armée industrielle de réserve» en «surpopulation flottante» et «surpopulation stagnante» – cette dernière comprenant «le résidu du paupérisme» (30) – n’es pas très différente de la partition que les bourgeois anglais de son temps essaient inlassablement d’instaurer entre «le vraies classes laborieuses» et «les indigents». Mais les «chômeur», travailleur régulier temporairement sans travail, en est absent” [Christian Topalov, ‘Naissance du chômeur, 1880-1910’, Paris, 1994] [(26) Cf. J.A. Garraty, ‘Unemployment in History (…)’, op. cit., p. 4; (27) K. Marx, ‘Das Kapital (…)’, Livre I, Hamburg, 1867, éd. consultée: Karl Marx Friedrich Engels, ‘Werke’, vol. 23, Berlin, 1970, p. 568, 569 (n. 57), 662 et 670, notamment. Pour désigner le manque d’emploi provoqué par les à-coups de l’accumulation capitaliste, on trouve «’der erzwungener Müssiggang’ [pour traduire “forced idleness”]» et «’der Faulenzerei’ [pour traduire “idleness”]» (p. 665, n. 83), «’die Arbeitsstockungen’ [interruption de travail]» (p. 736), «'”Überzähligmachung” der Landarbeiter’ [création d’un surplus]» (p. 467) et, opposé à «’Überarbeit’ [excès de travail]» «’relative oder gänzliche Arbeitslosigkeit’ [manque de travail relatif ou complet]» (p. 568). Je remercie Peter Schötter pour son aide sur cette question; (28) ‘Le Capital. Critique de l’économie politique’, Paris, 1872-1875: «autant de bras à demi-occupés ou tout à fait désoeuvrés» pour «’unbeschäftige oder halbgeschäftigte’» (nouv. éd. fr. Livre I, vol. 3, Paris, 1950, p. 77) ou «les occupés et les non-occupés» pour «’Beschäftigten und Unbeschäaftigten» (p. 83). Le mot «chômeur» n’apparaît pas dans cette traduction, où l’on trouve en revanche: «les surnuméraires» (ibid. p. 77, 78 et 83) pour «überschüssige Bevölkerung [population excédentaire]», «cent mille ouvriers en chômage forcé»et «beaucoup de machines chômaient» (ibid., p. 84). Les traducteurs français des livres II et III du ‘Capital’ dans les années 1950 rendront ensuite tranquillement ces termes par «chomeur» (par exemple Livre III, vol. I, Paris, 1957, p. 147-150); (29) Dans la traduction américaine: «’unemployed or half employed hands’» (Chicago, 1907, vol. I, p. 701); (30) K. Marx, ‘Das Kapital’, Livre I, op. cit., éd. consultée p. 670 sq, trad. fr. vol. 3, Paris, 1950, p. 85-87]