“Dès lors qu’elles furent connues en Europe, les luttes du 1er mai 1886 contribuèrent à démythifier partiellement «l’image de marque» de la démocratie américaine. Comme l’écrivait alors Jules Guesde dans un éditorial publié le 9 mai par le ‘Cri du Peuple’ de Jules Valles: «le prolétariat [américain] est debout, organisé, posant par ses grèves monstres la question sociale dans les mêmes termes où elle se pose en France et en Allemagne, en Belgique et en Angleterre» (50). Un an et demi plus tard, l’assassinat délibéré des dirigeants de l’IWPA (International Working People’s Association) révélait la volonté répressive du capitalisme américain, «en mettant de nouveau en évidence l’état de classe dans sa nudité et en détruisant toutes les illusions» (51). Il est vrai qu’alors, les idées étaient loin d’être claires en Europe au sujet de la nature de l’Etat américain. Ceci s’expliquait d’abord par la fascination exercée par ce pays sur tous ceux qui aspiraient à une vie meilleure, fascination qui se concrétisa par le départ de plus de 8 millions d’Européens en direction du Nouveau Monde entre 1871 et 1890 (52); mais aussi par l’attitude des organisations ouvrières, dont certaines prises de position n’avaient pas été exemptes d’ambiguïté. On sait que le prolétariat anglais s’était massivement mobilisé à l’appel de ses organisations pour soutenir la cause Unioniste – qui était aussi celle des chevaliers d’industrie – durant la guerre de Sécession (1861-65), ou encore que l’une des premières manifestations publiques de l’AIT avait été, dès novembre 1864, de féliciter le peuple américain d’avoir réélu Abraham Linconln à la Maison Banche (53). Parallèlement; la décision arrêteé au congrès de La Haye en 1872 de transférer le Conseil général de l’AIT à New York, avait pu laisser croire aux militants, qui en ignoraient les arrière-pensées, que le Nouveau Monde était désormais à la pointe du mouvement social international. Et même si les principaux dirigeants ouvriers européens avaient ultérieurement adopté une attitude à la fois plus critique et plus réaliste – en particulier à l’occasion des grandes grèves de 1877 -, certains, et non des moindres, gardaient encore l’espoir d’un triomphe rapide de la “Sociale” outre-Atlantique: Karl Marx lui-même était apparemment de ceux-là en 1877, et, dix années plus tard, Friedrich Engels laissait à son tour entendre, dans la préface de la réédition de ‘La situation de la classe laborieuse en Angleterre’ (texte qui connut alors une très large diffusion dans la presse ouvrière européenne), que le mouvement social américain était désormais à l’avant-garde du mouvement ouvrier mondial (54)” [Hubert Perrier, Michel Cordillot, ‘Les origines du Premier Mai: les événements de 1886 à Chicago et leurs répercussions internationales’] [(in) Cahiers d’Histoire de l’Institut de Recherches Marxistes, Paris, n. 33, 1988] [(50) ‘Le Cri du Peuple’ , 9 mai 1886, «La Révolution en Amérique». Cette étude s’appuie sur la documentation rassemblée par un groupe de travail composé de Catherine Collomp, Michel Cordillot, Marianne Debouzy et Hubert Perrier, avec l’aide d’amis et de collègues de divers pays d’Europe; (51) August Bebel à Friedrich Engels, 12 novembre 1887; (52) Denise Artaud et André Kaspi, ‘Histoire des Etats-Unis, Paris, A. Colin, 1977, p. 384; (53) Voir Philip S. Foner, British Labor and the Civil War’, New York, 1981; Documents of the First International 1864-66, Moscou, Ed. du Progrès, 1962, p. 51 sq.; (54) Helmut Hirsch, ‘Denker und Kämpfer’, Franckfurt: Europaïsche Verlagsanstalt, 1955, p. 138; Paul et Laura Lafargue, Friedrich Engels, ‘Correspondance’, tome I, Paris: Ed. Sociales, 1956, p.358]