“Après avoir dressé ce bilan des acquisitions et des difficultés de la vision sociologique de Saint-Simon, indiquons, pour conclure cette note commémorative, en quoi chacun de ses successeurs lui est particulièrement redevable. Proudhon lui emprunte l’opposition de l’Etat et de la Societé économique; mais interprète différemment la théorie du dépérissement de l’Etat et finit par la dépasser. En dècrivant, d’une façon plus concrète que Saint-Simon, les modifications que subit la propriété dans les différents types de structures sociales, Proudhon accepte l’idée de Saint-Simon que les rapports de propriété sont essentiels pour comprendre toute régime sociale et politique. En continuant la réflexion de Saint-Simon sur la société «en acte», consistant dans l’éffort, la production, l’action, la création, qui comprend à la fois le matériel et le spirituel, Proudhon s’oppose avec plus de conséquence que Saint-Simon à l’automatisme du progrès, mais accentue davantage l’aspect spirituel de la réalité sociale («raison collective»). Les classes antinomiques sont les prolétaires et les propriétaires, parfois désignés comme bourgeois, ce qui simplifie la conception de Saint-Simon. Dans sa conception de la ‘praxis sociale’ où se révèle que «la production produit l’homme» et que les hommes et la société se produisent eux-mêmes par leurs propres efforts, Marx se montre fortement inspiré par la conception de la réalité sociale de Saint-Simon; le terme même de «force productive» a des consonances saint-simonniennes. La même chose est vraie de l’idèe que certaines structures sociales et certains modes de production constituent des obstacles empèchant la société d’entrer en pleine possession de son élan créateur, idée que Marx approfondit par sa théorie des «aliénations» et des «idéologies». Lorsque marx insiste sur le fait que les oevres culturelles et même les idéologies s’intègrent d’une façon  ou d’une autre dans les forces productives, lorsqu’il proclame, dans ses oeuvres de jeunesse, que dans la réalité sociale «spiritualisme et matérialisme… perdent leur opposition», lorsqu’il pose le problème de la sociologie de la connaissance, c’est l’oeuvre de Saint-Simon qu’il continue. De même Marx combat «la superstition politique», lorsqu’il montre que «la société est plus concrète que l’Etat» et que ce dernier en dépend dans ses formes et ses fonctions, lorsqu’il considère l’Etat comme un organe de domination de classe, lorsque, malgré sa distinction de plusieurs classes, il incline vers une vision dichotomique de la lutte des classes, on constate combien la mémoire de Saint-Simon demeure présente dans son oeuvre” [Georges Gurvitch, ‘Pour le deuxième Centenaire de Saint-Simon (1760-1960)’, Cahiers Internationaux de Sociologie’, Paris, vol. XXIX 1960]