“(…) Dans le monde contemporain, il n’y a pas de cerveau encyclopédique capable d’embrasser toutes les questions vitales. La spécialisation, liée à des connaissances générales, devient nécessaire en politique comme dans la production. L’avantage d’une collectivité internationale est justement d’associer des compétences dont l’équivalent n’existe pas dans une seule tête. En certaines circonstances historiques, le critère décisif peut se trouver autrement: la Commune de Paris, la Guerre de 1914, la Révolution russe pouvaient éprouver la qualité d’un communiste de Suède, d’Espagne ou de Hollande. Mais l’histoire du «Comité anglo-russe», les péripéties du «Kuomintang» et les complications de la «Nep» restent très obscures à l’unanimité des communistes des deux hémisphères, sauf à quelques-uns de chaque pays directement intéressé. Quant aux rarissime camarades ayant une vue panoramique du monde et une culture suffisante, et dont vous êtes le type représentatif le plus éminent, ils ont bien des chances de se fourvoyer, comme le demontre précisement votre exemple, ce que j’essaierai d’établir, sur votre insistance. Marx et Engels, dont l’oeuvre résiste à l’usure du temps, et à la morsure de l’érudition bourgeoise, et dont l’envergure grandit à mesure que le recul historique s’accentue, ont vécu en Angleterre et spécialement étudié cette terre classique du capitalisme. Ils y ont observé le développement des classes, en rapport avec l’évolution de la technique, et les conséquences de leurs antagonismes. Pourtant, leurs facultés de prévision se sont peut-être trouvées là en défaut. Lénine, dont même les hommes d’Etat bourgeois reconnaissent le sens politique, le «realisme», et dont nous savons la maîtrise dans l’analyse marxiste et la souplesse tactique, a aussi habité l’Angleterre et s’est permis de prédictions déjouées par les faits. Il croyait à une révolution britannique après la guerre et voyait dans le réseau des ‘shop stewards’ committees’ l’embryon d’un système soviétique. Il a voulu la réunion des divers partis et groupes communistes d’Angleterre et d’Ecosse en une seule section de l’Internationale,et l’on sait ce qui en est résulté, d’autres erreurs aidant. Or vous faites sommation à des gens qui n’ont aucune des qualités de ces maîtres d’avoir à approuver vos vues sur le cours del événements dans l’Empire britannique et sur votre tactique dans une de ses crises. Même si vous aviez raison, ce que le présent et l’avenir montreront, quel sens pourrait avoir la confirmation d’illettrés en la question? Sur la politique économique de l’URSS, les hommes les plus qualifiés de la Révolution se disputent depuis cinq ans, se jettent à la tête statistiques et pourcentages sans rien résoudre: et vous appelez l’assentiment d’on ne sait quels analphabètes pour des thèses dont les signataires ne parviennent pas eux-mêmes à s’entendre sur l’interprétation convenable? Sur la Chine, enfin, de qui pouvez-vous espérer en Europe une confirmation valablement motivée? Ne tentez pas, pour les facilités de votre réplique, de m’attribuer une conception de mandarinat répartissant les fonctions cérébrales entre spécialistes hautement qualifiés. Vous savez fort bien ce que je veux dire. Il ne s’agit pas de théoriser, mais de constater un état de fait. Notre mouvement est désemparé, disloqué, presque partout en miettes. Il est sans têtes, sans cadres, sans masses. Aussi sans information et sans culture. Les publications de nos partis sont maculées par des mercenaires ignares. Restent quelques hommes dispersés qui travaillent pour se mettre «à la page» et n’y réussissent que très relativement. Les petits groupes d’opposition obstinés à vivoter dans la débâcle ne peuvent pas ne pas se ranger à l’opinion du membre le plus ancien ou le plus instruit sans que cela engage vraiment personne. Et le moyen d’encourager le ‘rank and file’ à s’élever n’est pas d’imposer vos dilemmes. En France, je connais deux ou trois camarades à consulter utilement sur l’Angleterre ou la Russie; je n’en connais pas pour la Chine. Et aucun ne se permettra d’ériger son opinion en critère. Dans les autres pays, Russie à part, la situation ne doit pas être meilleure. C’est pourquoi je ne conçois pas de plus mauvaise manière que la vôtre de poser la question des critères en général. Vous ne  la traitez pas mieux dans chaque exemple particulier. (…)” [Lettre de Boris Souvarine a Léon Trotsky, Paris, 8 juin 1929] [(in) ‘Contributions a l’histoire du Comintern’, a cura di Jacques Freymond, Librairie Droz, Gèneve, 1965, pag 158-208] [Lenin-Bibliographical-Materials] [LBM*]