“Mais le défaillances de la traduction de Joseph Roy ne tiennent pas seulement à une certaine négligence, à un certain manque de rigueur, à une incompréhension et à des partis-pris injustifiés du traducteur. Il est impossible de vraiment assimiler de façon profonde la pensée de Marx si l’on en ignore les sources. Parmi ces sources, certaines se révèlent relativement accessibles, et à Joseph Roy aussi; par exemple, l’économie politique classique, la tradition socialiste française, et d’autres. Mais il y a une source à mon avis plus importante, qui fournit des éléments plus fondamentaux, qui propose en fait une manière originale de penser, avec des procédés de recherche et de découverte, des procédures de raisonnement, un vocabulaire tout à fait nouveaux et importants, c’est la philosophie de Hegel. Ceux qui connaissent bien celle-ci savent combien Marx lui est immensément redevable, bien qu’il n’ait pas exposé cette philosophie de Hegel pour elle-même. Or, non seulement beaucoup de lecteurs et de traducteurs ignorent tout de cette philosophie hégélienne, mais même, généralement, et c’était aussi le cas de Joseph Roy, ils sont spontanément et directement inspirés par une philosophie, implicite ou explicite, toute contraire – et en ce qui concerne Roy, c’est le positivisme. Cette relation profonde entre Marx et Hegel, qui fait l’objet de mes études personnelles les plus constantes, il serait trop long de la présenter ici, et d’ailleurs, j’ai déja eu l’occasion de le faire, il y a quelques années. Mais une anecdote me permettra de la signifier dans toute son ampleur, et d’en faire éclater ce que je pourrais appeler le problématique théorique dans son caractère étonnament dramatique. Entre 1914-1916 Lénine, ayant mis le nez dans les ‘Oeuvres’ de Hegel, se rend compte, en cette période de préparation directe de la révolution de 1917, qu’il n’y a pas de tâche plus urgente pour lui que de lire, et même d’étudier Hegel. Et c’est alors qu’il écrit cet aphorisme: “On ne peut parfaitement comprendre le ‘Capital’ de Marx et en particulier son premier chapitre sans avoir étudié à fond et compris ‘toute’ la Logique de Hegel. Donc pas un marxiste n’a compris Marx un demi-siècle après lui!” (6). Cet aphorisme de Lénine se trouve cité parfois par les disciples de Lénine, mais très rarement, car il ne peut que leur rappeler désagréablement leur propre indifférence fautive à l’égard de Hegel et de l’hégélianisme. Mais même ceux qui consentent à le rappeler parfois, négligent l’un de ses enseignements les plus pathétiques: en réalité, cet aphorisme, même s’il présente l’exagération d’une boutade, représente un aveu de Lénine lui-même, concernant sa propre formation actuelle. Cet aphorisme signale en effet, avec une franchise rarement présent aussi ouvertement chez un théoricien, que Lénin reconnaît que jusq’alors, donc jusqu’en 1916, il n’a pas compris Marx à fond. Car c’est seulement en cette année1916 que Lénine s’est mis, et avec quelle ardeur, et avec quel sérieux, à lire, ou mieux à l’étudier Hegel, sur lequel il a fait des remarques tout-à-fait judicieuses et pertinentes. Huit ans avant sa mort! Encore lisait-il, lui, Hegel et Marx en allemand! En fait, l’ignorance de Hegel, entraîne de graves erreurs et de graves contre-sens, chez les lecteurs, qu’ils soient favorables ou défavorables, non seulement concernant la dialectique marxienne mais aussi le matérialisme marxien. Ce matérialisme n’est pas ce qu’un vain peuple pense, et les Français devraient se rendre mieux compte du fait qu’il diffère profondément du matérialisme des philosophes français du XVIIIe siècle. Mais Hegel, qui constitue si je puis dire l’une des clefs de Marx, est lui-même très difficile à comprendre et à traduire” [Jacques D’Hondt, “En relisant Marx…”] [(in) ‘Marx e i suoi critici’, Urbino, 1987, a cura di Gian Mario Cazzaniga Domenico Losurdo e Livio Sichirollo] [(6) V.I. Lénin, Cahiers philosophiques’, Paris, 1955, p. 149] [Lenin-Bibliographical-Materials] [LBM*]