“Comme d’autres écrivains contemporains, en particulier Marx, Hegel, et Victor Cousin qui, à la même époque, s’exprimèrent eux aussi sur l’Inde, Tocqueville fut vivement impressionné par le fait qu’elle paraissait être une civilisation étrangère, précisément, au fameux “mouvement de l’Histoire”. Elle semblait ne pas progresser; on l’eût dite immobile, “une société pétrifiée”, note Tocqueville. Non seulement elle ne se démocratisait pas, mais, par le système des castes, l’inégalité en paraissait le fondement. “Dans un pays de castes, l’idée de la patrie disparaît”, écrit-il. Contrairement à l’Europe, l’Inde n’avait donc pas l’Etat, et la vie sociale s’y déroulait entièrement dans des communautés villageoises que Tocqueville a appelé “districts” ou “communes”. Bien entendu, la connaissance de l’Inde qui affleurait alors en Europe était fragmentaire, ce qui permettait à nos penseurs de projeter sur ce grand écran oriental toutes leurs fantaisies personnelles. Envers cette Inde réputée arriérée, Tocqueville partageait avec Marx une certaine condescendance. L’un comme l’autre jugèrent la colonisation anglaise positive parce qu’elle éveillait le pays; lors de la révolte des Cipayes de 1857, Tocqueville soutint les Anglais au nom de la “civilisation”. Mais, au contraire de Marx, absolutement méprisant envers tout ce qui était indien, Tocqueville repéra des institutions qui lui convenaient, en particulier les panchayats, ou conseils de villages. Selon Karl Marx, la vie y était “stagnante, végétative, passive”, tandis que Tocqueville devina dans ces conseils de petites républiques autonomes, “une espèce de régime municipal”, des mini-cités démocratiques qui lui rappelaient la Grèce ancienne” [Guy Sorman, Le Génie de l’Inde, 2000]