“Lénine parle de développement d’une bourgeoisie rurale et d’un prolétariat rural, et, pour bon nombre de commentateurs, c’est synonyme de bourgeoisie agricole et prolétariat agricole. C’est d’ailleurs à partir de citations de ce type que les commentateurs en question ont conclu que Lénine se trompait puisque en réalité bourgeoisie et prolétariat agricole ne se développaient pas. Mais en réalité Lénine précise bien que la bourgeoisie et le prolétariat ruraux peuvent être aussi bien agricoles qu’industriels ou commerciaux: «La décomposition provoque un développement des groupes extrêmes, aux dépens de la paysannerie moyenne. Cela aboutit à la création de deux types nouveaux de population rurale dont l’indice commun est le caractère marchand, monétaire, de l’exploitation. Le premier de ces types est la bourgeoisie rurale ou paysannerie aisée. Elle engloble les cultivateurs indépentants, qui pratiquent l’agriculture marchande sous toutes ses formes, puis les propriétaires d’établissements industriels et commerciaux, d’entreprises commerciale (…). Cette paysannerie mène de front l’agriculture commerciale et des entreprises industrielle et commerciale (…).L’autre type nouveau est le prolétariat rural (…). Le représentant le plus typique du prolétariat rural russe est le salarié agricole, le journalier, le manoeuvre, l’ouvrier du bâtiment ou tout autre ouvrier (6)». Les précisions apportées sont donc particulièrement éclairantes: elles signifient que, pour comprendre la décomposition de la paysannerie, pour en observer les produits, il faut se placer dans un cadre plus vaste que le secteur agricole, puisque les produits de cette décomposition apparaissent au moins en partie dans d’autres branches de production. La conclusion que tire Lènine a una portée méthodologique tout à fait générale et particulièrement importante pour notre propos. D’un point de vue marxiste, peu importe de savoir si le capitalisme se développe ‘dans’ l’agriculture: pour que la construction théorique de Marx rende compte des faits, il suffit que le capitalisme se développe ‘à partir’ de l’agriculture, en détruisant les anciennes formes de production pour les remplacer par des rapports capitalistes, par une bourgeoisie et un prolétariat; et ‘il importe peu’ que cette bourgeoisie et cet prolétariat exercent leur activité dans l’agriculture ou dans toute autre branche de production industrielle ou commerciale. On peut même dire d’ailleurs que les produits de la decomposition de la paysannerie ne se rencontreront que pour une faible partie dans la branche de production agricole et que la majeure partie sera engagée dans la production industrielle et commerciale: «Le développement de l’économie marchande signifie donc, ‘eo ipso’ qu’une portion sans cesse accrue de la population se détache de l’agriculture, c’est-à-dire que la population industrielle s’accroît aux dépens de la population agricole: “la nature du mode capitaliste de production entraîne une diminution constante de la population paysanne par rapport à la population non agricole” (Karl Marx, ‘Le Capital’, I, III, t. 3, p.28-29) (7)». Tout le monde sera d’accord avec cette loi si simple et si largement vérifiée énoncée par Marx, mais sans voir qu’elle est justement la traduction du développement du capitalisme à partir de l’agriculture: ‘le meilleur indice que le capital se développe è partir de l’agriculture, c’est l’exode agricole’. Cependant, dans la définition qu’il donne de la décomposition de la paysannerie, Lénine introduit,comme nous l’avons dit, un troisième aspect: la décomposition des petits producteurs marchands. Il s’agit là d’un point essentiel pour comprendre l’ensemble du processus. Dans la mesure où la décomposition du domaine féodal crée une petite bourgeoisie agraire c’est le cas en Russia (ce qui ne signifie pas pour autant que cette voie de décompositin ait une portée générale: en Angleterre et, semble-t-il, en Prusse, le domaine feodal a directement engendré des entreprises capitalistes en agriculture), celle-ci est à son tour décomposée: inséré dans l’économie de marché et soumis à la concurrence, le petit bourgeois (et pour Lénine le petit producteur marchand est une variété de petit bourgeois) est éliminé par le grand, le petit capitaliste est supplanté par le grand capital. Tout simplement parce que, comme le montre le paragraphe consacré à «la décomposition des petits producteurs de marchandises (8)», il a une productivité plus faible que la grande entreprise. «Nous pouvons dire que le régime économique des petites industries paysannes est un régime petit-bourgeois typique, semblable à celui que nous avons déjà rencontré quand nous sommes occupés des petits agriculteurs. Dans ce climat économique et social, les petites industries paysannes, ne peuvent s’angrandir, se dévopper, s’améliorer, qu’en donnant naissance, d’une part, à une minorité de capitalistes et, d’autre part, à une majorité d’ouvriers salariés» (9)” (pag 116-118) [Jean-Yves Cavailhès, ‘L’analyse léniniste de la décomposition de la paysannerie et son actualité’ (in) ‘Travail et emplois’, ‘Critiques de l’économie politique’, n. 23, janvier-mars, 1976] [(6) Lenin, ‘Le Développement du capitalisme en Russie’, Oeuvres complètes, Editions du Progrès, Moscou, 1969, p. 183-184; (7) Ibid. p. 30; (8) Ibid. p. 361; (9) Ibid. p. 373]
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- Articolo pubblicato:21 Marzo 2025