“On sait que la critique de Hegel constitue le moment fondateur de la pensée de Marx. Ce renversement de Hegel par Marx a généralement été compris comme un retournement ayant pour objet de remettre Hegel sur ses pieds. Mais le rapport Marx/Hegel est constamment réduit, du moins pour le marxisme dominant, à une simple opposition entre une pensée idéaliste et une pensée matérialiste. Du même coup, les véritables racines historiques de la pensée  de Marx se trouvent gommées et occultées. Pourtant, il n’est pas faux de raisonner en termes de retournement. Mais cette interprétation ne prend tout son sens que si on la situe par rapport au travail de Hegel sur l’économie politique anglaise. Dans ce cadre, l”Aufhebung’ de Hegel par Marx doit être comprise comme un retour au libéralisme. ‘Marx critique en fait Hegel’ avec ‘Adam Smith’. Toute sa lecture des ‘Principes de la philosophie du droit’ témoigne de cette critique libérale de Hegel. Si elle ne se donne pas explicitement come telle, ce n’est que parce que Marx lit Hegel et Smith comme s’ils étaient sans rapports. Il lit Hegel comme un pur  philosophe et il lit Smith comme un pur économiste. Il est d’ailleurs significatif qu’il se soit seulement concentré dans sa ‘Critique du droit politique hégélien’ sur les chapitres que Hegel consacre à l’Etat, comme si cet aboutissement de la pensée hégélienne n’était pas le produit d’une réflexion sur la société civile. De la même façon, Marx ne s’intéresse qu’à ‘la Richesse des nations’; il se préoccupe visiblement peu de la ‘Théorie des sentiments moraux’ (1). Il se masque ainsi à la fois la formation philosophique de l’économie politique de Smith et la formation  économique de la philosophie de Hegel. On peut seulement signaler à sa décharge que certains textes fondamentaux de Hegel, come ‘la Première Philosophie de l’esprit’ (Iéna, 1803), dans lesquels le travail sur l’économie politique anglaise est particulièrement lisible, n’étaient pas connus de son temps. Si Marx critique Adam Smith, cette critique se développe uniquement sur le terrain économique. On serait presque tenté de dire qu’elle reste «tecnique» comme en témoignent notamment les longs développements des ‘Théories sur la plus-value'” [Pierre Rosanvallon, ‘Le capitalisme utopique. Histoire de l’idée de marché’, Paris, 1999] [(1) Ce dernier livre n’est cité qu’une seule fois dans ‘Le Capital’ (livre I, La Pléiade, p. 1128) et encore n’est-ce que pour se féliciter de la peur que Smith inspirait aux ben-pensants qui l’accusaient de propager l’athéisme en Angleterre]