“Vers la fin de mon séjour à la prison d’Odessa, le gros cahier (*), vérifié par le brigadier de gendarmerie Oussov et revêtu de sa signature, était devenu un véritable trésor d’érudition historique et de profondeur philosophique. Je ne sais si l’on pourrait l’imprimer maintenant tel qu’il a été écrit. J’avais appris trop de choses à la fois, concernant divers domaines, diverses époques, divers pays, et je crains d’avoir voulu en dire beucoup trop d’un coup dans mon premier ouvrage. Mais je pense que les idées essentielles et les déductions etaient justes. Alors déja, je me sentais suffisamment solide sur mes jambes, et ce sentiment devanait plus fort au fur at à mesure que le travail avançait. Je donnerais beaucoup, maintenant, pour retrouver ce gros cahier. Je l’avais pris dans mon paquet quand on me déporta; à vrai dire, en Sibérie, je cessai d’étudier la franc-maçonnerie, m’occupant alors d’apprendre le système économique de Marx. Après mon évasion à l’étranger, Alexandra Lvovna me fit tenir ce cahier du lieu de déportation, par l’intermédiaire de mes parents qui vinrent me voir à Paris en 1903. Ce cahier est resté avec toutes mes modeste archives d’émigré à Genève, lorsque je partis, dans des conditions illégales, pour la Russie et est resté dans le fonds de l”Iskra’ qui fut pour lui, prématurament, une tombe. Après ma deuxième évasion de Sibérie, je tantai vainement de retrouver mon ouvrège à l’étranger. Probablement, la propriétaire à laquelle les archives avaient été confiées, en Suisse, s’était-elle servi du cahier pour allumer ses poêles ou pour d’autres besoins. Je ne puis me retenir d’adresser un reproche à cette honorable dame. Le fait que cette étude sur la franc-maçonnerie a été faite en prison où je ne disposais que d’un nombre très limité de livres, fut à mon avantage. Jusqu’alors, je ne connaissais rien de l’essentiel de la littérature marxiste. Les essais d’Antonio Labriola avaient le caractère de pamphlets philosophiques. Ils supposaient des connaissances que je ne possédais pas et auxquelles j’étais forcé de suppléer par des conjectures. En sortant de la lecture de Labriola, j’avais un tas d’hypothèses. Je ne découvris rien de nouveau. Toutes les déductions méthodologiques auxquelles je parvins avaient été trouvées depuis longtemps et étaient appliquées en fait. Moi, j’y arrivais à tâtons et, dans une certaine mesure, par mes propres forces. Je pense que cela eut de l’importance pour toute mon évolution idéologique dans la suite. Je découvris plus tard, dans les travaux de Marx, d’Engels, de Plèkhanov, de Mehring, la confirmation de ce qui m’avait semblé, en prison, n’être qu’une simple conjecture, encore sujette à vérification et qui avait besoin d’être motivée. Je ne m’assimilai pas tout d’abord le matérialisme historique dans sa forme dogmatique. La dialectique se présenta à moi, pour commencer, non dans ses définitions abstraites, mais comme un vivant ressort que je découvrais dans le processus historique même, pour autant que je cherchais à le comprendre” (pag 193-194) [(*) ‘mes études sur la franc-maçonnerie un cahier de mille pages numérotées’] [Léon Trotsky, ‘Ma vie. Essai autobiographique. Tome prèmier, 1879-1905’, Paris, 1930]