“De ce point de vue, la grève générale de 1893 acheva d’épuiser le courant anarchiste qui avait longtemps agité la surface du prolétariat belge et qui s’était encore manifesté avec vigueur au congrès de Mons des 14 et 15 août 1887. En effet, si la possibilité objective d’une grève générale en Belgique avait été démontrée dès 1886 et si le parti avait déjà entrevu alors que l’utilisation politique de cette possibilité pourrait faire avancer la classe ouvrière vers son émancipation, un champ très large était ouvert aux hypothèse les plus diverses et les plus fantaisistes quant à la manière de l’utiliser et au but à lui assigner. Il s’agissait, au surplus, d’un terrain vierge. Pour le socialisme européen, la question de la grève générale ne s’était jamais posée que sous l’angle de la réfutation théorique des utopies anarchistes, et l’on sait que Jean Volders tenta vainement, en 1891, de convaincre les socialistes allemands que ces utopies n’étaient pour rien dans les conceptions belges en la matière (2). Cependant, les groupes anarchistes avaient tout naturellement essayé de plier cette pratique à leurs vues, en l'”expurgeant” de son but: le Suffrage Universel. Et c’est précisément de cette tentative que la grève générale  de 1893 fit ressortir l’inanité. Dans la mesure où elle était le fait des masses, la lutte pour les droit politiques de la classe ouvrière disqualifiait, en raison même des exigences de tactique, d’organisation, de propagande qu’elle comportait et des responsabilités militantes, qu’elle créait, ceux qui ne voulaient y voir qu’une occasion de poursuivre d’autres objectifs, plus révolutionnaires, mais seulement sur le papier” [Claude Renard, La conquête du suffrage universel en Belgique, 1966] [(2) Engels lui-même ne se sépara pas de ses amis allemands sur ce point. Une lettre qu’il envoya à Paul Lafargue le 19 mai 1891, pendant la grève des mineurs belges, indique quel était son avis personnel: “Surtout les Wallons, écrivait-il, ne comprennent que l’émeute où ils sont presque toujours battus. Voyez les luttes des mineurs belges: organisation nulle ou à peu près, impatience irrépressible, donc défaite sûre” (Friedrich Engels, Paul et Laura Lafargue, Correspondance, t. 3 (1891-1895), 1959, pp. 54-55). Dans sa réponse, datée du 21 mai, Paul Lafargue approuvait le point de vue d’Engels et renchérissait: “Nous redoutons les grèves, plus que les patrons” (Ibid. p. 57). Il faut évidemment replacer ces appréciations dans le contexte d’une époque où la priorité devait être donnée à l’organisation méthodiques du mouvement ouvrier. Mais le vieux compagnon de Marx n’en commit pas moins une erreur. Lénine écrira plus tard à ce sujet dans une lettre à Inesse Armand (19.1.1917): “En ce qui concerne la grève générale dans l”ensemble’, les événements de la dernière période, et ceux de 1905 d’une façon définitive, font apparaître quelque chose de nouveau qu’Engels ne connaissait pas. Engels avait, pendant des dizaine d’années, entendu à propos de “grève générale” ‘uniquement’ les phrases creuses des anarchistes que, ‘légitimement’ il détestait et méprisait. Mais les événements ultérieurs ‘ont montré un nouveau’ type de “grève de masse”, ‘politique’, c’est-à-dire absolument non anarchiste. Engels ne le connaissait pas ‘encore’ et ne pouvait le connaître”. (…) “La grève belge n’était-elle pas une ‘transitions’ de l’ancien au nouveau? Engels pouvait-il ‘alors’ voir (1891-1892 ?? il avait déjà 71-72 ans, était à l’article de la mort) que ce n’était plus un vieux relent belge (les Belges avaient été longtemps proudhonistes), mais une transition vers quelque chose de nouveau? Il faut méditer à ce sujet” (Lénine, Oeuvres, Paris-Moscou, 1964, t. 35, pp. 274-275). Il est exact qu’Engels se méfiait des dirigeants belges et notamment de Volders qui avait géné les marxistes français dans leur lutte contre les possibilistes lors de la conférence tenue à La Haye en 1889, en vue de la reconstitution de l’Internationale. Sa correspondance avec les Lafargue atteste que ses préventions contre les Belges restaient grandes en 1891 (Cfr. Correspondance, t. 2, p. 217, et t. 3, p. 85)”]