“Le dépassement de l’idéologie jeune hégelienne et son [F. Engels] orientation vers la conception matérialiste de l’histoire devaient cependant s’accentuer à mesure qu’il participait plus activement à la vie anglaise et aux luttes de la classe ouvriere. Comme il l’avait fait à Brême, il ne se laissait pas accaparer par sa tâche professionelle et ne restait pas confiné dans son bureau, mais prenait au contraire une part de plus en plus active au mouvement intellectuel, politique et social anglais. Il lisait avec beaucoup d’intérêt la presse qui, n’étant pas baillonnée, comme en Allemagne, par la censure, traitait très librement les questions politiques et sociales. Il étudiait en même temps la littérature anglaise, appréciant surtout les écrivains qui critiquaient les idées admises et les institutions comme Shelley, adversaire du christianisme et de la royauté et Carlyle qui dénonçait les tares de la société bourgeoise. Il s’intéressait plus encore aux causes et aux effets de la grande révolution industrielle qui avait, si profondément transformé la société anglaise, en particulier aux crises économiques et à leurs conséquences sociales, ce qui l’amenait à entreprendre l’étude des grands économistes anglais. Ce qui le passionnait avant tout, dans sa convinction que l’Angleterre était à la veille d’une grande révolution sociale, c’était la lutte du prolétariat anglais, qui revendiquait ses droits avec une vigueur croissante. Quand on pense avec quelle véhémence il avait déja dénoncé dans les ‘Lettres de la vallée de la Wupper’ l’exploitation des ouvriers par le patronat de Barmen et d’Elberfeld, on peut imaginer combien sa réaction devant la misère plus affreuse encore du prolétariat anglais devait être plus forte, maintenant qu’il était mû non plus simplement par des sentiments humanitaires mais par une profonde convinction communiste et avec quelle ardeur il allait participer au combat de ce prolétariat, qui portait en lui l’espoir de la révolution libératrice. Ce qui le rapprochait plus encore du prolétariat anglais, c’était la connaissance qu’il faisait alors de Mary Burns, qui devait devenir sa compagne. Cette jeune ouvrière irlandaise, qui connaissait par expérience tout le poids et l’horreur de l’exploitation capitaliste incarnait à ses yeux la classe ouvrière par sa droiture, son esprit révolutionnaire et son dévouement à la cause du prolétariat. Il visitait avec elle les quartiers pauvres de Manchester, qu’il connaissait bientôt mieux que la plupart des habitants de la ville et dont il devait donner une description saisissante dans son live ‘La situation de la classe ouvrière en Angleterre’, se rendant ainsi compte par lui même des misérables conditions de vie du prolétariat anglais. Il prenait en même temps part à l’activité politique de celui-ci, fréquentant en particulier les réunions qui se tenaient dans une très grande salle, le «Hall» ou plusieurs milliers d’ouvriers se rassemblaient chaque dimanche, pour écouter les discours d’orateurs socialistes. Il y entendait souvent le principal d’entre eux Watts, dont il lisait avec beaucoup d’interêt  les brochures sur l’existence de Dieu et sur l’économie politique. Sa foi dans la mission historique du prolétariat et dans la révolution sociale était renforcée par la lecture d’ouvrages socialistes et communistes en particulier des écrits du théoricien du Chartisme O’Brien (1) et du livre de Weitling ‘Garanties de l’harmonie et de la liberté’ paru en décembre 1842, qu’il se procura aussitôt et qui l’enthousiasma au point que, considérant maintenant Weitling avec hess comme le principal représentant du mouvement communiste allemand, il voulut traduire aussitôt  de larges extraits de son livre en anglais (2). Sa maturité politique plus grande et l’elargissement des ses conceptions sociales se manifestaient dans les articles qu’il envoyat, après la suppression de la ‘Gazette rhénane’ au ‘Republicain suisse’ et qui parurent en mai et en juin 1843, sous le titre de ‘Lettres de Londres’ (3).  Comme dans les correspondances adressés à la ‘Gazette rhénane’ il décrivait la situation de l’Angleterre sous l’aspect de l’imminente révolution sociale, qui devait, pensait-il, éclater lors de la crise qui résulterait de la diminution des droits d’entrée sur les blés. (…) Il croyait du reste que toute cette agitation se terminerait par un compromis entre les torys et les whigs, conforme à la politique de «juste milieu» de ces derniers et il espérait que les chartistes profiteraient du mécontentement populaire pour s’allier au prolétariat agraire et provoquer un soulèvement général de la classe ouvriere. (…) Si le Chartisme n’a pas encore réussi à s’emparer du pouvoir, et surtout parce qu’il dispose pas d’un parti puissant au Parlement et surtout parce qu’il manque de l’énergie révolutionnaire nécessaire et d’une claire doctrine sociale. Il devrait, sur le premier point, prendre modèle sur les Irlandais doublement opprimés en tant qu’ouvriers, par les grands propriétaires fonciers et en tant qu’Irlandais, par les Anglais. Réduits à la famine les Irlandais s’étaient groupés autour d’un grand agitateur O’Connel, qui réunissait alors des foules de 100.000 à 400.000 personnes. O’Connel n’était malheuresement pas un chef digne d’eux. Partisan, malgré ses allures révolutionnaires d’une politique opportuniste, il songeait moins à appeler le peuple irlandais à l’action, qu’à pactiser avec les libéraux (4). Pour triompher, le Chartisme devait, disait Engels, non seulement emprunter aux Irlandais leur courage révolutionnaire, mais aussi aux socialistes leur doctrine, pour arriver à une notion plus claire des buts à atteindre” [Auguste Cornu, ‘Karl Marx et Friedrich Engels. Leur vie et leur oeuvre. Tome second. Du libéralisme démocratique au communisme. La “Gazette rhenane”. Les “Annales franco-allemandes”, 1842-1844’, Paris, 1958] [(1) C. Th. Rothstein, ‘Les doctrinaires de la lutte de classes avant Marx (Verkünder des Klassenkampfes vor Marx), Neue Zeit, 1907-1908, pp. 836 et suiv., 904 et suiv.; (2) Cf. article de Engels dans ‘The New Moral World’ (Progrès de la réforme sociale sur le continent’), novembre 1843. Mega, I, t. II, pp. 365-376; (3) Ces lettres furent en réalité écrites à Manchester, Cf. Mega, I, t. II, pp. 365-376; (4) Cf. Mega, I, t. II, pp. 374-376]