“(…) les deux séries de phénomènes – l’action individuelle et les phénomènes sociaux – sont intimement liés ‘génétiquement’. L’indépendance dont nous parlons s’entend exclusivement dans le sens suivant: les résultats des actes individuels, devenus objectifs, gouvernent chacune de leurs parties isolément. Le “produit” domine son “créateur”, étant entendu que la volonté individuelle est déterminée à chaque moment par les résultantes déjà obtenues des rapports de volonté des différents “sujets économiques”: l’homme d’affaires vaincu dans la lutte concurrentielle ou le financier en faillite sont ‘forcés’ d’abandonner le terrain, bien qu’auparavant ils aient fait figure de grandeurs actives, de “créateurs” du processus social, lequel finit par se retourner contre eux-mêmes (12). Ce phénomène traduit le caractère irrationnel, “élémentaire”, du processus économique qui se déroule dans le cadre de l’économie de marché et apparaît si distinctement dans la psychologie du fétichisme des marchandises que Marx fut le premier à dévoiler et à analyser si magistralement. C’est précisément dans l’économie marchande que se produit ce processus de “chosification” (‘Verdinglichung’) des rapports humains où les “expressions chosifiées” (‘Dingausdrücke’), en raison du caractère élémentaire du développement, mènent une existence autonome, “indépendante”, soumise à des lois spécifiques qui ne s’appliquent qu’à cette existence. Nous nous trouvons donc en présence de plusieurs séries de phénomènes d’ordre individuel, dont découlent plusierus séries de phénomènes sociaux; il est hors de doute que ces deux catégories (d’ordre individuel et d’ordre social) tout comme les différentes séries d’une même catégorie, obéissent à certains impératifs, notamment en ce qui concerne les diverses séries de phénomènes sociaux et leur interdépendance. La méthode de Marx consiste précisément dans la détermination des lois qui président aux rapports entre les différents phénomènes ‘sociaux’. En d’autre termes, Marx examine les lois qui président aux ‘résultats’ des volontés singulières, sans examiner, en tant que telles, ces volontés ‘elles-mêmes’; il examine les lois qui régissent les phénomènes sociaux, en faisant abstraction ‘de leur rapport avec les phénomènes qui relèvent de la conscience individuelle’ (13)” [Nicolas Boukharine, L’économie politique du rentier. Critique de l’économie marginaliste, 2010] [(12) “Dans les rapports économiques, écrit Strouvé, le sujet économique est considéré dans ses rapports avec les autres sujets de même nature; les catégories inter-économiques (c’est-à-dire les catégories de l’économie marchande, N.B.) expriment les résultats objectifs (ou en voie d’objectivisation) de ces rapports: elles ne contiennent rien de “subjectif”: d’autre part, elles ne contiennent pas non plus l’expression directe des rapports entre les sujets économiques et la nature, le monde extérieur; en ce sens eles ne contiennent rien d'”objectif” ou de “naturel” (P. Strouvé, Economie et prix, Moscou, 1913, p. 25-26). D’autre part, Strouvé fait allusion à l’élément “naturaliste” de la théorie de la valeur (“travail fixé”) établissant ainsi une contradiction entre celui-ci et l’élément “sociologique”. Comparer à Marx, ‘Théories de la plus-value’, I, p. 277: “Cependant, il ne faut pas prendre la matérialisation du travail dans un sens aussi écossais que le fait Adam Smith. Quand nous parlons de la marchandise comme matérialisation du travail – comme valeur d’échange – cela même n’est encore qu’un mode d’existence imaginaire, c’est-à-dire social, de la marchandise, qui n’a rien à voir avec sa réalité physique”. “L’erreur provient ici de ce qu’un rapport social se présente sous forme d’objet” (p. 278); (13) Ce genre de méthode “universaliste”, Strouvé la relie au réalisme logique (par opposition à la méthode “singulariste” qui, en logique, est liée au nominalisme). “Dans la science sociale”, dit Strouvé, “le mode de pensée réaliste s’exprime notamment par le fait que le système de relations psychiques entre les hommes, c’est-à-dire la société, est consideré non seulement comme unité réelle, commeune somme ou (!) un système, mais aussi comme une unité vivante, comme un être vivant. Des notions telles que société, classe, apparaissent ou deviennent facilement (!!!) des “universaux” de la pensée sociologique. Elles sont facilement hypostasiées” (loc.cit. p. XI). Tout cela, Strouvé ne l’invoque pas pour démontrer l’invalidité de la méthode d’investigation marxiste qu’il identifie au “réalisme logique – ontologique de Hegel et (…) à la scholastique” (p. XXVI). Il est pourtant évident que chez Marx il n’y a pas l’ombre d’une indication que la société et les groupements sociaux seraient considérés comme un “être vivant” (le terme d'”unité vivant” est pourtant quelque chose de différent et de plus vague), il suffit à cet égard de comparer la méthode de Marx à celle de l’école “social-organique” par exemple, dont l’ouvrage de Stolzmann apporte la plus récente défense. Marx, lui-même, se rendait parfaitement compte des défauts du réalisme logique de Hegel. “Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme résultat de la pensée qui se concentre, s’approfondit en elle-même et se meut par elle-même, tandis que la méthode qui consiste à aller de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire spirituellement en tant que concret. Ce n’est nullement le processus de naissance du concret lui-même” (K. Marx, ‘Einleitung zu einer Kritik der politischen Oekönomie’, (Introduction à une critique de l’économie politique’), II. Ed., Zur Kritik, Stuttgart, 1907, p. XXXVI)]
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- Articolo pubblicato:24 Marzo 2014