“Un premier groupe de théoriciens, partis principalement des analyses du ‘Capital’, et notamment du volume III, tente de poursuivre la strutturation et la mise à jour théoriques de l’analyse du capitalisme dressés par Marx. Ces théoriciens, qui sont également, à divers degrés, des praticiens politiques, appartiennent pour l’essentiel à l’Europe centrale, qui va tout naturellement marquer leur approche de sa problématique historique spécifique. Dans l’Allemagne de Guillaume II, face à l’attitude droitière de la social-démocratie, Bernstein appelle à la poursuite de l’oeuvre de Marx, dans ‘Les prémisses du socialisme et les tâches de la social-démocratie (1899): le volume III du ‘Capital’ ne suffit plus à expliquer la politique expansionniste de l’Allemagne, notamment le ‘Drang nach Osten’; et Bernstein invoque l’autorité de Leroy-Beaulieu, maître à penser de l’expansion impérialiste française – au nom du socialisme. Otto Bauer va pouvoir utiliser J.A. Hobson, et aussi les travaux de Tugan-Baranowski: ‘La Question des nationalités et la social-démocratie’ (Wien, 1907) part de la contradiction entre les peuples et les nations “sans histoire” au sein de l’empire austro-hongrois, c’est-à-dire essentiellement les peuples de l’actuelle Tchécoslovaquie, et l’Allemagne détentrice de l’industrie moderne de pointe. Il y met l’accent sur l’accumulation de la plus-value extraite des premiers entre les mains des seconds; il estimait que le développement économique de pointe ainsi réalisé profitait également aux ouvriers de la nation dominante; et il prophétisait: “Si le capital, dans sa lutte pour les marchés et les sphères d’influence met en mouvement des armées modernes géantes de millions de combattants, il aura atteint le sommet de sa puissance, et ce sera la chute dans l’abîme. Justement, l’effondrement mondial de l’impérialisme entraînera la révolution mondiale du socialisme. “D’un bout à l’autre du raisonnement, il s’agit de l’Europe, des luttes intra-européennes, de la dialectique entre le mouvement ouvrier européen et les Etats nationaux qui dominent le continent: si le grand capital va au bout des choses, il déclenchera la guerra (intra-européenne), qui débouchera sur la victoire des ennemis du grand capital, les ouvriers socialistes. Pourtant, l'”austro-marxiste” Bauer écrit en un temps où se déchire déjà le mythe de l’européocentrisme (victorie du Japon sur la Chine; mouvements nationaux d’envergure en Inde, en Chine, en Egypte; révolution au Mexique, etc.). Pour lui, comme pour ses compagnons, le jeu s’est toujours joué en Europe – en Europe, non en Occident, les Etats-Unis, nouvelle nation à l’époque, n’étant pas encore partie prenante. Certes, la situation est meilleure que chez Bernstein – qui défend “le droit des peuples de civilisation supérieure à exercer leur tutelle sur les peuples de civilisation inférieure” – mais on ne dépasse pas encore l’approche éthique-libérale: Kautsky, qui dénonce l’expédition allemande en Chine (1899-1900), y voit une politique “semi-féodale”, c’est-à-dire non liée au stade d’évolution du capitalisme allemand et européen. Le point culminant de cette approche sera atteint avec R. Hilferding. Le ‘Capital financier’ (1910) va cristalliser l’approche économiste mécaniste, en mettant l’accent sur le palier infrastructurel: l’abolition de la concurrence à l’échelle nationale est due à la concentration croissante du capital, lui-même constitué par la fusion entre les secteurs industriel et bancaire; l’alternative se pose dès lors entre capitalisme monopolistique et socialisme. La négation du palier politique se fera, à partir de cette approche, en deux temps: l’impérialisme va chercher des champs d’investissement privilégié hors d’Europe; mais l’exportation de capitaux ne nécessite guère une domination politique directe; l’alternative sera soit la guerre mondiale soit le socialisme; l’une et l’autre seront le fruit d’un processus de rationalisation centripète, si l’on peut dire, c’est-à-dire l’intervention d’un “super-impérialisme”, ou de son contraire à visage socialiste (européen). Rosa Luxemburg ne fait guère que nuancer et préciser cette approche. Au départ, elle se situe même  en-deçà de Hilferding: l’impérialisme souhaite dominer le monde extérieur pour y déverser ses marchandises, non pour y implanter ses capitaux, d’où l’importance (mercantile) du marché extérieur. Partie de la problématique de l’Allemagne, elle entreprend une analyse économique sur les paramètres du développement ou du non-développement interne des puissances impérialistes, analyse qui s’appuie sur des évocations de cas (l’Egypte, notamment). D’un bout à l’autre de l”Accumulation du Capital’ (1913), se manifeste une coupure totale et fondamentale avec la question nationale et ses manifestations dans le monde colonial d’alors. (…) Tel va être le cadre théorique à partir duquel V.I. Lénine élaborera son essai sur l”Impérialisme, stade suprême du capitalisme’ (1917). L’essentiel est ailleurs: la problématique léninienne tout entière, partie de l’Europe et des traditions du marxisme et du mouvement ouvrier européen, était foncièrement une problématique de révolution à accomplir, non de discours théorique à parfaire (de 1917 à 1924, tout est en place: ‘Les Thèses d’Avril’;  ‘L’Impérialisme’; ‘L’Etat et la révolution’; ‘La malaise infantile du communisme’ (…)” [Anouar Abdel-Malek, Pour une sociologie de l’imperialisme] [(in) ‘Sociologie de l’impérialisme’, a cura di Anouar Abdel-Malek, 1971]