“Dans un texte de jeunesse désormais fameux, la ‘Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel’ (l”Introduction’ ayant seule parue, en février 1844), Marx a cerné avec une rare lucidité théorique, que ne dépare pas l’ironie dont il est coutumier, la figure moderne de la ‘critique comme passion’, qu’il analyse et réduit à trois traits: dégradation du désir de discussion “critique” (en vue du vrai) en volonté d’anéantir l’adversaire, position de celui-ci en ennemi absolu (non respectable, chassé du règne de la dignité proprement humaine attachée à la pensée), effectuation du couple indignation/dénonciation. La critique en tant que passion (‘Leidenschaft’) se définit essentiellement par le couplage d’un ‘pathos’ spécifique (l’indignation) et d’une ‘activité’ exclusive (la dénonciation): indignation dénonciatrice, dénonciation indignée, rituel d’exclusion en un sens hypermoral. Lisons Marx: “(…) la critique n’est pas la passion du cerveau, mais le cerveau de la passion (‘Leidenschaft’). Elle n’est pas un scalpel, elle est une arme. Son objet est son ‘ennemi’, qu’elle veut, non pas réfuter, mais ‘anéantir’. Car l’esprit de cette situation est réfuté. En elle-même celle-ci n’est pas un objet ‘digne de pensée’, mais une ‘existence’ aussi méprisable que méprisée. La critique (…) ne se présente plus comme ‘fin en soi’, mais seulement comme ‘moyen’. Son pathos fondamental (‘wesentliches Pathos’) est l”indignation’, son oeuvre essentielle (‘wesentliches Arbeit’) la ‘dénonciation'” (2)” [Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, 1988] [(2) Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel’, introduction, trad. fr. M. Simon, Paris, Aubier-Montaigne, 1971, p. 59, 61. Nous reprenons tel quel le terme de ‘Pathos’, qu’il n’est guère possible de traduire ici, au même titre que ‘Leidenschaft’, par “passion”, comme le fait M. Simon. Nous modifions donc sa traduction]