“Gabriel Deville, occupe une place à première vue plus modeste, mais plus solide. Il avait peu d’ambitions théoriques, excepté son apologie “philosophique” de l’amour libre, qu’il considérait comme une partie intégrante du socialisme. Appelé “le premier collectiviste français” (71), il partageait l’illusion de Guesde d’être devenu marxiste sans avoir besoin de lire Marx; en réalité, on pourrait le ranger parmi les blanquistes (72). Pendant les années 1880, il jouissait de la réputation d’être l’homme “qui possède mieux que personne la doctrine des maîtres socialistes” (73), mais son oeuvre de cette période ne donne de Marx qu’une image voilée par le blanquisme. Toutefois, ce qui lui vaut véritablement une place dans l’histoire du marxisme français, ce ne sont ni ses théories ni son exégèse, mais un résumé du ‘Capital’ largement répandu. Pour ceux qui ne prirent pas la peine de comparer le résumé avec l’original, c’était un exploit considérable. Le ‘Capital’ est parmi les livres fameux mais peu lus; le ‘compendium’ est sa forme la mieux accueillie du public (74). Celui de Deville a été mainte fois réimprimé en français et l’est encore aujourd’hui; il a connu des traductions en espagnol (1887), en italien (1893), en anglais (U.S.A., 1900) et on voulut même le traduire en allemand. Rien d’étonnant dès lors qu’il passe pour un des meilleurs moyens d’accéder è la théorie marxienne. Sa valeur semblait garantie: il fut entrepris par Deville sur l’invitation et avec l’encouragement de Marx, il bénéficiait apparemment des conseil d’Engels, et il fut publié peu après la mort de Marx (75). En vérité, il est dépourvu de valeur. Fort utile sans doute, au cours des soixante-dix dernières années à des marxistes indolents qui réculent devant l’étude directe de leur Bible, il n’a jamais été qu’un obstacle à une pénétration sérieuse de la pensée économique de Marx. Deville se proposa de rédiger un condensé d’une des oeuvres les plus difficiles de la science économique sans posséder la préparation nécessaire, et il eut la présomption de la récrire librement, d’une manière qui oblitérait les contributions de Marx dans ce domaine. Il obscurcissait ses doctrines caractéristiques et les dénaturait généralement pour les adapter à un banal révolutionnarisme qui passait, parmi les guesdistes, pour la “théorie marxiste”. C’était évident pour quiconque saisissait la pensée économique de Marx; et le fait que le résumé de Deville ait été si largement utilisé en France témoigne de l’indigence des études économiques marxistes dans ce pays (76). A’ la vérité, Marx avait invité Deville à faire ce résumé, mais il ne vécut pas assez pour le connaître. En fait, Engels donna son avis sur le manuscrit (77), mais son opinion ne fut pas entièrement reçue (78) et il ne put s’empêcher de déclarer aussitôt qu’il contenait “des défauts sérieux” (79). Engels fit montre d’un curieux esprit de tolérance à l’égard des hérésies de Lafargue et de ses amis en refusant de discuter publiquement la question tant que la diffusion de ce livre bâclé se limitait aux pays de langue française. Il convient d’en tenir compte lorsqu’on est en présence d’approbations polies et résignées données par Engels aux divagations marxistes des guesdistes. Il s’interposa énergiquement lorsqu’il fut question de traduire le résumé de Deville en anglais et marqua son entier désaccord quand Kautsky suggéra naïvement de traduire Deville en allemand. Engels mit en jeu toute son autorité pour empêcher ce qu’il considérait comme un désastre: “…Si le livre de Deville paraït en allemand, je ne vois pas comment je pourrais, étant donné mes obligations envers Mohr (Marx), l’accepter sans protestations comme résumé fidèle. Je n’ai rien dit quand on l’a publié simplement en français, bien que j’eusse nettement protesté contre toute la seconde moitié avant la publication. Mais s’il vient à être présenté devant le public allemand, c’est une autre histoire. Je ne puis permettre qu’en Allemagne Mohr soit dénaturé, et gravement dénaturé, jusque dans le termes”. “S’il n’y avait pas eu cette hâte absurde à l’époque, si l’on avait procédé à la révision que je suggérais, l’objection n’existerait plus aujourd’hui. Tout ce que je puis dire, c’est que je réserve mon entière liberté d’action au cas où le livre serati publié en allemand, et je suis d’autant plus tenu de le faire que le bruit s’est répandu que j’en ai parcouru le manuscrit” (80). C’est cette “grave dénaturation”, pour employer les termes d’Engels, qu’ont complaisamment réimprimée, à plusieurs reprises, les marxistes français comme un modèle de version populaire du ‘Capital’! Le résumé a été réédité en 1886, 1887, 1897, 1919, 1928 et 1948…et la série n’est peut-être pas terminée, car le même plomb a servi invariablement et des dizaines de milliers d’exemplaires on été jetés sur le marché sans qu’on crût nécessaire d’y apporter le moindre changement. Le jugement péremptoire d’Engels étant désormais connu, il serait temps d’envoyer enfin ce plomb à la fonte” [Neil, McInnes, Les débuts du marxisme théorique en France et en Italie, 1880-1897, 1960] [(71) Mauger, Les débuts du socialisme marxiste en France, Paris, 1908; (72) Voir la brochure de Deville, Blanqui libre, Paris, 1878. Neuf ans plus tard, il menait encore la lutte aux côtés des blanquistes contre les anachistes, sans recours à la théorie marxiste. Voir sa brochure ‘L’Anarchiste’, Paris, 1887; (73) Mermeix, op.cit., p. 60; (74) Au cours du siècle dernier, les auteurs suivants écriverent des ‘compendiums’, résumés ou versions populaires du ‘Capital’: Most, 1873; Cafiero, 1879 (traduit en français en 1910); Nieuwenhuis, 1879; Deville, 1883; Kautsky, 1887; Lafargue, 1894; (75) Deville, Résumé du Capital de Karl Marx, précédé d’un Aperçu sur le socialisme scientifique, Paris, 1883, Zévaès, op.cit., p: 171, écrit qu’il fut publié “sous les auspices de Marx”, ce qui induit gravement en erreur; (76) Les lettres d’Engels aux Lafargue, au cours des années 1884-5, montrent que le ‘Résumé’ était sujet aux critiques des marxistes dès le début, particulièrement en Angleterre et en Allemagne; (77) Engels à Laura Lafargue, 3.10.1883; (78) Paul Lafargue à Engels, 17.10.1883; Engels à Laura Lafargue, 15.10.1883; (79) Engels à Lafargue, 11.8.1884; (80) Engels à Laura Lafargue, 17.1.1886. Engels a critiqué sévèrement l’ouvrage de Deville dans ses lettres à Kautsky du 9.1.1884 et 16.2.1884]