“Le ‘Manifeste communiste’ introduit bien ce qu’on peut appeler une conception “instrumentale” de l’Etat, et même ‘il la pousse à l’extrême’ dans des thèses telles que: “La bourgeoisie, depuis l’établissement de la grande industrie et du marché mondial, s’est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive dans l’Etat représentatif moderne. Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière (1)”. Qui plus est, cette conception “instrumentale” est directement investie dans le schéma du processus révolutionnaire esquissé par le ‘Manifeste communiste’: il s’agit d”utiliser l’Etat’, les moyens de l’Etat, comme un levier pour atteindre un but qui en lui-même n’est ni étatique ni même “politique”, à savoir “l’abolition de la propriété bourgeoise”, la destruction des conditions de l’antagonisme de classes et des classes elles-mêmes, la formation d’une société de travailleurs librement et immédiatement associés. (…) Mais une seconde rupture (2) est non moins immédiatement repérable. C’est celle qu’enregistre la fameuse “rectification du ‘Manifeste'” opérée par Marx et Engels à partir des leçons de la Commune de Paris de 1871, rectification contenue “en acte” dans les analyses de ‘La Guerre civile en France’ et désignée comme telle par Marx et Engels dans la préface à la réédition du ‘Manifeste communiste’ de 1872, puis prolongée et appliquée dans la double polémique avec les anarchistes et la social-démocratie allemande des années 1870-1880. Deux théoriciens au moin, dans la période suivant, ont fait de la reconnaissance de cette rectification la pierre de touche d’une intelligence correcte de la “théorie politique” marxiste, contre l’orthodoxie de la IIe Internationale (Kautsky, mais aussi R. Luxemburg): ce sont Bernstein, puis Lénine. Un même adversaire, qu’on peut caractériser théoriquement par sa conception évolutionniste (Kautsky), voire catastrophiste (R. Luxemburg) de l’histoire. Mais deux critiques opposées: l’une, celle de Bernstein, exemple classique du réformisme, qui introduit le terme de “révisionnisme”, qui entend purger le marxisme, avec la dialectique, des es aspects “utopiques” et “terroristes”, réhabiliter Proudhon, et se déclare ouvertement contre un socialisme prolétarien, pour un socialisme qui serait la “généralisation à tous les hommes de la condition civile-bourgeoise” (‘Verbürgerlichung’). L’autre, celle de Lénine, qui dénonce chez les “marxistes” officiels une double opération de refoulement de la “vraie” position de Marx, sous couvert de réfutation de l’anarchisme: un refoulement de la révolution violente, qui doit “détruire la machine d’Etat bourgeoisie”, ‘et’ un refoulement de la thèse sur l’extinction de l’Etat prolétarien, qui ne doit plus être qu’un “demi-Etat”. D’où, tendanciellement, l’identification pure et simple du socialisme et de la dictature du prolétariat chez Lénine. Or ces deux critiques, qui sont liées aux deux grandes ‘crises’ de la IIe Internationale, se réclament des mêmes textes de Marx – ceux de la “seconde rupture” ou de la “rectification”, que nous venons de citer – et en exigent l’une et l’autre la reconnaissance” [(1) Cf. déjà ‘L’Idéologie allemande: “C’est à cette propriété privée moderne que correspond l’Etat moderne dont les propriétaires privés ont fait peu à peu l’acquisition. (…) Du fait que la propriété privée s’est émancipée de la communauté, l’Etat a acquis une existence particulière à côté de la société civile et en dehors d’elle: mais cet Etat n’est pas autre chose que la forme d’organisation que les bourgeois se donnent par nécessité pour garantir réciproquement leur propriété et leurs intérêts, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur”. Et encore ‘Les Luttes di classes en France’: “La monarchie de Juillet n’était qu’une société par actions fondée pour l’exploitation de la richesse nationale française, dont les dividendes étaient partagés entre les ministres, les Chambres, 240 000 électeurs et leur séquelle. Louis-Philippe était le directeur de cette société…”; (2) “Une première rupture coïncide avec la constitution du “materialisme historique” dans les années 1845-1847. (…)” (p. 125)] [Etienne Balibar, Etat, parti, idéologie. Esquisse d’un problème] [(in) Etienne Balibar Cesare Luporini André Tosel, Marx et sa critique de la politique, 1979]