“L’Irlande commence par intéresser Marx et Engels en fonction de la situation de l’industrie et du prolétariat britanniques. Dans ‘La Situation des classes laborieuses en Angleterre’, publié en 1845, Friedrich Engels note: “La rapide extension de l’industrie anglaise n’aurait pu avoir lieu, si l’Angleterre n’avait eu dans la population nombreuse et pauvre de l’Irlande une réserve dont elle pouvait disposer”. Il décrit longuement la misère repoussante de sous-prolétariat irlandais en Angleterre, l’abaissement des salaires que provoque cette invasion de main-d’oeuvre à bon marché, et l’avilissement général qu’elle diffuse dans l’ensemble de la classe ouvrière.  Incidemment, il analyse les conditions de vie du prolétariat agricole en Irlande et conclut: “La misère [en Irlande] est une conséquence fatale des institutions sociales présentes, et en dehors d’elles on ne peut chercher ailleurs une cause que de la façon dont se manifeste la misère, non de la misère elle-même”. Le whiteboyisme et le mouvement pour l’indépendance nationale sont vains, en ce qu’ils ne s’attaquent point à la racine du mal, à la cause de la misère irlandaise. Engels ignore totalement le caractère colonial de la question irlandaise et la relation étroite qui s’établit entre la revendication pour l’indépendence nationale et la revendication pour l’émancipation économique. Cet aspect de la question est effleuré par Marx dans un article du ‘New York Daily Tribune’ de juin 1853. Ce ne sont pas les détenteurs des moyens de production, c’est-à-dire les membres de l”Ascendancy’, qui sont responsables de la situation: “L’Angleterre a subverti les conditions sociales existant en Irlande. Elle a d’abord confisqué la terre, puis supprimé l’industrie par actes du Parlement, et finalement brisé l’énergie active du peuple par la force armée. L’Angleterre a ainsi crée ces abominables conditions sociales qui permettent à une caste infime de petits lords rapaces de dicter au peuple irlandais les clauses en vertu desquelles il doit lui être permis de travailler la terre et de vivre dessus”. Marx n’en déduit pas pour autant que les Irlandais doivent s’affranchir de la tutelle de l’Angleterre. Il ne voit pas pourquoi ni comment une telle séparation pourrait s’opérer. Au contraire, il se plaît à souligner tout ce qui enchaîne les deux îles l’une à l’autre. Dans un article de la ‘Neue Oder Zeitung’ du 16 mars 1855, il note: “L’Irlande s’est vengée de l’Angleterre: au point de vue social, en dotant chaque grande ville manufacturière, maritime ou commerçante anglaise d’un quartier irlandais; au point de vue politique, en dotant  le Parlement britannique de la brigade irlandaise…Mais il est un phénomène curieux: à mesure que l’influence irlandaise s’accroît en Angleterre au point de vue politique, la puissance celte diminue en Irlande au point de vue social…Une révolution anglosaxonne bouleverse de fond en comble la société irlandaise. Cette révolution consiste en ce que le système agricole irlandais fait place au système anglais, la petite amodiation à la grande, tout comme les anciens propriétaires fonciers disparaissent devant les gros capitalistes”. Effectivement, après la famine, et l’émigration aidant, les ‘landlords’ procèdent aux ‘clearances’, la petite propriété s’efface devant la moyenne et la grande exploitations, la culture recule devant l’élevage. Cromwell, écrira Marx, voulait planter l’Irlande de colons anglais; le système actuel veut remplacer les Irlandais par des brebis, des cochons et des boeufs” [Pierre Joannon, Histoire de l’Irlande et des Irlandais, 2009]