“Très lié avec les Allemands, – jeunes Hégéliens réfugiés à Paris: Ruge qui y édita le seul numéro de ses “Annales germano-françaises”, Herwegh et cet ami émouvant et fidèle jusqu’à la fin de sa vie que fut le musicien allemand Reichel; habitant même un certain temps dans une chambre vide de la rédaction du journal “Vorwaerts” fondé par Bernays et qui comptait parmi ses collaborateurs aussi bien Marx et Engels que Heine, – Bakounine sut en même temps faire un nombre étonnant de connaissances parmi le Français, hommes politiques, journalistes, poètes, penseurs. Il connut Emile de Girardin et Ledru-Rollin, Lamennais et George Sand, Michelet et Quinet. Il eut ses entrées dans les sociétés socialistes et communistes, dans les clubs où dominait l’élément ouvrier. Lorsqu’en 1844 il fit connaissance d’Engels, ce fut lui qui assuma le rôle du guide à travers ce Paris ignoré des étrangers. Le mot socialisme était de fraîche date. Il apparut pour la première fois dans l'”Essai sur l’inégalité” de Pierre Leroux en 1837 et acquit bientôt droit de cité sans qu’on s’inquiétât de ses origines ni outre mesure de son sens exact. Victor Hugo, dans son “William Shakespeare” constatait, par exemple, que c’est au travail de l’éducation du peuple que se sont dévoués “pendant ces quarante dernières années, les hommes qu’on appelle socialistes”. “L’auteur de ce livre, – disait-il encore, – est un des plus anciens”. Et il ajoutait: “Romanticisme et socialisme, c’est le même fait” (4). Un autre mot, créé à la même époque par Auguste Comte, altruisme, prit un sens très défini qui le confinait dans le domaine de la morale. Le communisme évoquait l’idée plus précise de la classe ouvrière en quête d’émancipation révolutionnaire. C’est dans ce sens qu’il dominait chez les Allemands: Hess, Marx aussi bien que Weitling. Réunie en 1847 à Londres, la fédération dite internationale se donne ce nom et chargea Marx et Engels d’élaborer son programme. Ainsi naquit le “Manifeste communiste” passé en France bien inaperçu. Mais d’autres idées s’y mélaient. Cabet. l’auteur du “Voyage en Icarie” s’en réclamait pour son utopie égalitaire et minutieuse. Et le même Weitling, libertaire, idéalisant en vue de la révolution les hors-la-loi, arrivait en fin de compte à prôner l’idéal d’une société lourdement réglementée. Ce double caractère éclaire l’apparente contradiction dans la pensée de Bakounine des années 1840. Le Jules Elysard des “Annales allemandes”, “démocrate absolu et effréné” d’après ses paroles (et ‘démocrate’ signifie chez Bakounine ici et pour la plupart ‘révolutionnaire’), considerant la révolution à laquelle il aspirait comme indivisible, fit volontiers sienne la gamme des arguments moraux, économiques et politiques de Hess et Weitling; (…)” [Benoît P. Hepner, Bakounine et le panslavisme révolutionnaire. Cinq essais sur l’histoire des idées en Russie et en Europe, 1950] [(4) Cf. Roger Picard, ‘Le romanticisme social’, New York, 1944, p. 143]