“Sans doute Marx a-t-il longuement discuté de l’Etat, de son pouvoir aliénant et de la nécessité pour l’homme de s’attaquer à ce problème pour assurer son émancipation. Mais à ce point, la pensée de Marx débouche, sinon sur une contradiction claire, du moins sur une perpétuelle tension entre deux conceptions du pouvoir, tension que les bolcheviks ne résoudront pas. Tout d’abord, il est remarquable de constater l’insistance de Marx sur l’Etat comme cadre privilégié des relations sociales. Même si la pensée politique de Marx ne peut être confondue avec sa reflexion sur l’Etat, l’économie est à ses yeux le principal lieu historique des relations politiques des sociétés humaines – en liant Etat et intérêt de classe, Marx réintroduit à tout moment l’Etat dans sa conception du pouvoir. De plus, il a vu dans l’Etat à la fois “une organisation de la classe possédants” (Mew, Marx Engels Werke, Berlin, 1961, XXI p.167)) et la concentration, l’incarnation dans un corps spécialisé de dirigeants – politiciens, bureaucrates, militaires, policiers – des pouvoir de la société. L’Etat est ainsi, tout en même temps, un monstre que la société a fabriqué et qui s’est retourné contre elle pour la dominer, et un appareil de domination des possédants sur le reste de la société. De cette double vision de l’Etat découlent deux certitudes opposées: l’opposition est permanente entre Etat et société; ou bien, au contraire, l’Etat est toujours un instrument de la société, d’une classe particulière de la societé, classe économiquement dominante avant la révolution, prolétariat ensuite. La ‘dictature du prolétariat’ proposée par Marx comme forme d’organisation de la société au lendemain de la révolution ne résout pas la tension que l’on perçoit dans sa pensée. Cette dictature du prolétariat qu’il appelle de tous ses voeux, qu’il tient pour une étape décisive dans la voie de l’émancipation humaine, il ne dit pas pour autant qu’elle soit un ordre politique ‘juste’. A suivre de près la pensée de Marx, on trouve en définitive une double aspiration. L’anarchisme fondamental du penseur, du philosophe, qui place au sommet de son système de valeurs la liberté humaine et qui pense que ‘liberté’ et ‘Etat’ son antinomiques. C’est une convinction qui transparaît dans la ‘Critique du Programme de Gotha’, où il conteste l’ambition du Parti ouvrier allemand à créer un ‘Etat libre’. Engels fait d’ailleurs preuve du même scepticisme en ce qui concerne la compatibilité de l’Etat et de la liberté lorsqu’il suggère que le concept d’Etat doit être supprimé au profit de celui de ‘communauté’ (gemeinwesen) que les Français de 1870 ont appelé ‘Commune’ (N. Berdiaev, Les sources et les sens du communisme russe, Paris, 1970, p. 121). Anarchiste dans ses vues philosophiques, Marx sur le terrain politique devient un ennemi de l’anarchisme. Il tient que la stratégie révolutionnaire des anarchistes – destruction immédiate et définitive de l’Etat – est une grave erreur, car pour lui c’est à travers la conquête de l’Etat que le prolétariat peut s’imposer. Plus encore, il est en désaccord avec les anarchistes sur un problème de fond, celui de la cause de l’oppression que les hommes ont subie au fil des siècles. Pour les anarchistes, c’est l’Etat qui est cause de toute oppression; il est un mal absolu, il est ‘le mal’, c’est donc lui que la révolution doit viser. Sans justifier pour autant l’Etat, Marx et Engels le tiennent pour une conséquence de l’oppression tandis que les relations économiques en sont le fondement. S’il faut songer à supprimer l’Etat, c’est au terme d’une longue révolution où le prolétariat reprendra d’abord l’Etat en charge” [Hélène Carrere d’Encausse, Le pouvoir confisqué. Gouvernants et gouvernés en URSS, 1980]