“Il faut observer, d’autre part, que si le socialisme utopique est né dans l’Europe industrialisée (Angleterre, France, Allemagne occidentale et Saxe), c’est aux Etats-Unis qu’on a tenté de le réaliser – précisément parce que par delà l’Atlantique, dans ces immenses réserves de terres vierges, tout semblait possible. En 1824, Robert Owen se rendit aux Etats-Unis, acheta un domaine et fonda la colonie de New Harmony. Puis ce fut le tour des fourieristes, dont les doctrines furent introduites aux Etats-Unis par Albert Brisbane et Horace Greeley. Ils fondèrent des phalanstères dans les Etats de Massachusetts, New York, New-Jersey, Pennsylvanie, Ohio, Illinois, Indiana, Wisconsin, Minnesota. On sait aussi que c’est aux Etats-Unis que Cabet et ses disciples tentèrent de fonder leurs sociétés icariennes. Toutes ces entreprises végétèrent et finalement se désagrégèrent. L’utopisme dépassé en Europe par le socialisme scientifique survit aux Etat-Unis. C’est ainsi que Wilhelm Weitling développa ses théories utopistes – fortement combattues par Marx – parmi les ouvriers allemands émigrés aux Etats-Unis entre 1850 et 1860. C’est à quoi faisait allusion Karl Marx dans une lettre à Sorge, le 19 octobre 1877. “Pendant des dizaines d’années, écrivait-il, nous avons tâché, à grand peine de débarrasser les têtes des ouvriers allemands du socialisme utopique et de la représentation fantastique du régime futur de la société, ce qui leur a donné une supériorité théorique (et, partant, pratique) sur les Français et les Anglais. Mais voilà que le socialisme utopique s’est de nouveau emparé de leur esprit avec cette différence qu’il est d’un titre inférieur et qu’il n’a rien de commun avec la doctrine des grands utopistes français et anglais, mais est l’oeuvre de Weitling. Tout naturellement, l’utopisme qui a précédé le socialisme matérialiste et critique contenait ce dernier “in nuce”; mais, quand il vient à la surface “post festum” (1), il ne peut être qu’absurde, insipide et, dans sa substance même, reactionnaire”” [Jean Bruhat, ‘Les origines du mouvement ouvrier aux Etats-Unis’, in Cahiers Internationaux, Revue internationale du monde du travail, N° 15, Avril 1950, pag 43-49] [(1) In nuce: en germe; post festum: après la fête. Voir Correspondance Engels et Marx et divers, publiée par A. Sorge, Edition Costes, page 237]