“Quand, en janvier 1859, Karl Marx (1818-1883) envoie à son éditeur Duncker le manuscrit de sa ‘Contribution à la critique de l’économie politique’, il n’est encore que ce publiciste-journaliste, homme politique, pamphlétaire, agitateur révolutionnaire, dont les écrits ne connaissent qu’une très faible audience. Le tirage de la ‘Critique de l’économie politique’ ne dépasse pas deux mille exemplaires, et on en vend à peine quelques centaines. Il n’y eut qu’un seul compte rendu dans la presse, écrit par Friedrich Engels! Le livre, pourtant, comporte des réflexions révolutionnaires – qui serviront d’assise au ‘Capital’, dont le livre I est publié en 1867. Il affirme: “A’ un certain stade de leur développement, les formes productives matérielles entrent en contradiction avec les rapports de production existants ou ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquelles elles s’étaient unies jusque-là. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure”. Mais qui peut entendre cette analyse qui met en rapport la marchandise, le temps de travail, la valeur d’usage, l’argent? L’Europe tout entière est entrée, à partir des années 1849-1850, dans une longue période de réaction, de contrerévolution. L’écrasement des révolutions de 1848 laisse les mains libres aux gouvernements (russe, français, prussien, autrichien, anglais) qui sont à la fois en compétition (pour le partage du monde, l’influence en Europe, etc.) et d’accord pour neutraliser tout processus révolutionnaire. Dans ce climat, Marx ne peut qu’être isolé. Depuis qu’il a émigré en France en 1843, il s’est radicalisé, à la fois sur le plan de sa pensée et sur celui de l’action politique. Il est devenu communiste – l’aile extrême du mouvement révolutionnaire -, a fréquenté la “ligue des Justes”. Chassé de France en 1845, il se réfugie à Bruxelles, rentre à Paris au moment de la IIe République, puis se rend en Allemagne, où il participe aux combats des révolutionnaires rhénans, avant de s’exiler à Londres. La publication, en janvier 1848, du ‘Manifeste communiste’ (“L’histoire de toute societé jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes”) l’a désigné à la fois aux yeux des cercles ouvriers révolutionnaires et des pouvoirs comme un révolutionnaire. Et chacune de ses publications ultérieures marque un pas de plus dans sa démarche de rupture avec les réflexions dominantes. Ainsi, en 1850, il écrit aux sections de la Ligue de communistes, tirant la leçon des journées de juin 1848 et de l’attitude de la République française: “Le parti du prolétariat doit se différencier des démocrates petits-bourgeois qui veulent terminer la révolution au plus vite… Il doit rendre la révolution permanente jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été chassés du pouvoir… dans tous le principaux pays du monde”. Ainsi s’affirme la notion de ‘la dictature du prolétariat'” [Marx Gallo, Les Clés de l’histoire contemporaine. Histoire du monde de la Révolution française à nos jours en 212 épisodes, 2005]