“Marx refuse […] la description que fait Hegel, dans ses ‘Principes de la philosophie du droit’, du statut des hauts fonctionnaires qui seraient la réalisation historique des philosophes serviteurs et maîtres de l’État, et qui incarneraient la rationalité la plus pure dans leur impartialité supposée à définir l’intérêt général. D’après Hegel, il seraient totalement du côté de l’État, en dehors en quelque sorte de la société civile. La bureaucratie, respecteuse par essence des normes constitutionnelles, est une bureaucratie idéale, sans motivations personnelles ni intérêts de classe. Marx n’en croit pas un mot qui souligne que le fonctionnaire est partie prenante dans le conflits internes de la société civile. Il vend aussi sa force de travail, exerce une profession et glisse insensiblement, mais inévitablement, dans la position du citoyen rémunéré, matériellement et idéellement. C’est une illusion de croire que sa fidélité à l’État le soustrait aux contradictions de l’économie bourgeoise. (…) La position théorique de Marx, quand il fait la critique de l’État germano-chrétien, pourrait donner l’impression qu’il envisage la création d’un État post-bourgeois correspondant à ce qu’il nomme l’État réel. Mais c’est d’abord d’un État tout autre qu’il se propose de constituer à la prise du pouvoir par le prolétariat. C’est en effet, non plus un État ideal, mais un État prolétarien entre les mains de la classe ouvrière. Qu’est qu’un État prolétarien? C’est tout simplement une dictature, celle du prolétariat sur la bourgeoisie. Et la dictature, du point de vue marxiste, c’est d’abord un pouvoir illimité se fondant non sur la loi mais sur la force. Pour bien faire comprendre ce que signifie la formulation marxista ‘dictature du prolétariat’, Lénine déclarera ultérieurement que ‘la notion scientifique de dictature ne signifie rien d’autre qu’un pouvoir s’appuyant directement sur la force que rien ne limite, qu’aucune loi et qu’aucune règle ne restreignent’ (Lénine, Werke, Band 14). (…) La théorie marxiste promet aussi, pour le futur, un tout autre destin à l’État bourgeois. Si le prolétariat le détruit en tant que tel et s’érige en classe dominante, il détruit également, prévoit Marx, son régime de production et en même temps les conditions de l’antagonisme des classes. Celles-ci alors se dissolvent, le prolétariat perdant, avec le temps, sa domination en tant que classe pour laisser la place à une société civile sans plus de classes sociales. La dictature post-révolutionnaire dépérit alors peu à peu, au fur et à mesure de la transition du socialisme au communisme, au fur et à mesure de la marche vers le communisme. L’État perd son caractère politique pour se réduire à une association de gestion de la production. Au moment du ‘Manifeste’, Marx jugeait purement utopique la transformation de l’État en une simple administration quand il parlait des socialisme et communisme critico-utopiques, mais il prévoyait la même chose au même moment, allant plus loin encore que l’endormissement de l’État des théoriciens libéraux. De toute façon, la suppression de la proprieté privée devait rendre inutile un État chargé de la défendre et la suppression des classes devait même la rendre impossible comme appareil d’oppression d’une classe sur un autre puisque celles-ci disparaissent. ‘Le but du mouvement prolétaire – abolition des classes – une fois atteint, le pouvoir de l’État….’, écrit Marx dans ‘Les prétendues scissions dans l’Internationale’ de 1872, ‘disparaît et le fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives’. Comme le dit Engels dans ‘Socialisme utopique et socialisme scientifique’, le gouvernemen des personnes fait place à d’administration des choses et à la direction des fonctions de production. Ainsi, l’intervention du pouvoir politique devient superflue et l’État tout à fait inutile. Celui-ci ne sera pas aboli, mais il s’eteindra de lui-même. D’État il deviendra peu à peu un non-État. Sa fonction publique de liquidation des classes vaincues s’estompera au fur et à mesure de leur disparition. La fonction de l’ancien État changera au point de se résorber dans la société civile après que celle-ci est parvenue au niveau de conscience et de connaissance nécessaire aux fonctions d’organisation. Ainsi, l’État socialiste n’est plus tout à fait un État au sens plein du terme. C’est un semi-État qui se situe entre l’État et le non-État. Finalement, la société n’abandonnera pas l’État pour rien mais pour le non-État, c’est-à-dire en un sens second très différent de l’État dont parlait précédemment Marx, pour une forme d’organisation qui aura perdu tout caractère politique (Platkowski). On ne sait si Lénine avait aperçu, avant sa mort, le caractère absolument utopique de telles déclarations quand il déclarait que ‘nous n’avons le droit de parler que du dépérissement inévitable de l’État, en soulignant la durée de ce processus, sa dépendance de la rapidité avec laquelle se développe la phase supérieure du communisme, en laissant complètement en suspens la question des délais ou des formes concrètes de ce dépérissement'” [Pierre Chassard, ’12 Théories de l’État et de la Société’, Paris, 2007]