“La manière marxienne de penser est dialectique. Cela ne manque pas de susciter des effets sur la manière spécifique de lire Marx. D’une manière qui peut paraître paradoxale, mais qui en fait est simplement dialectique, la contestation althussérienne aura aidé à en prendre mieux conscience, et c’est l’un de ses mérites, parmi d’autres qui sont grands. Ce qui est difficile, dans la manière dialectique de penser, c’est de tenir à la fois tous les moments du processus dialectique, de conquérir l’universel sans perdre pour autant le particulier, et inversement, de gagner l’unité et l’identité sans faire l’économie de la différence et de la dispersion. C’est-à-dire: penser et être ‘tout’, à la fois, sans se résigner à laisser rien d’extérieur et d’étranger. Cette difficulté (les adversaires préfèrent dénoncer ici une impossibilité), et cette richesse, s’expriment bien, et plus clairement peut-être que par un long discours conceptuel, dans quelques images et dans quelques constats. La difficulté de conserver la diversité dans l’unité, de ne rien perdre de cette richesse par le fait même de la comprendre, elle se manifeste dans une formule de Hegel, que j’isole, d’ailleurs peut-être abusivement, de son contexte, en l’occurence religieux: “Je ne suis pas seulement l”un’ de ceux qui sont engagés dans le combat, mais je sui les deux combattants et je suis le combat lui-même” (7). Il faut être à la fois synoptiquement le combat total, et réflexivement ou dogmatiquement, l’un des combattants. Or ceux qui sont durement engagés dans le combat, et même souvent cruellement, comprennent et admettent difficilement ce point de vue de l’identité synoptique. Que devaient penser les combattants vaincus, humiliés et meurtris, lorsque Marx proclamait la nécessité et l’utilité de leur défaite, et donc la nécessité et l’utilité de l’existence et du succès de leurs ennemis? Dans ‘Le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte’, après la victoire de Napoléon III sur ses adversaires républicains et socialistes, Marx a l’audace d’écrire: «La révolution va jusqu’au fond des choses. Elle ne traverse encore que le purgatoire. Elle mène son affaire avec méthode. Jusqu’au 2 décembre 1851, elle n’avait accompli que la moitié. Elle perfectionne d’abord le pouvoir parlementaire, pour pouvoir le renverser ensuite. Ce but une fois atteint, elle perfectionne ‘le pouvoir exécutif’, le réduit à son expression la plus pure, l’isole, dirige contre lui tous les reproches pour pouvoir concentrer sur lui toutes ses forces de destruction et, quand elle aura accompli la moitié de son travail de préparation, l’Europe sautera de sa place et jubilera: “bien creusé, vielle taupe!”» (8). Il faut être dialecticien pour entendre sans désarroi et sans indignation de pareilles déclarations! Il y a dans la philosophie de Marx un universalisme qui veut ne pas effacer le particulier et le singulier, ce qui aboutit, chez lui, à une sorte d’universalité du particulier et de nécessité du hasard. On comprend que, dans ces conditions, il soit très dangereux d’isoler et de privilégier arbitrairement, dans les ‘Oeuvres’ de Marx, tel ouvrage, tel chapitre, tel passage!. La lecture schématique, la lecture parcellaire, si elle est inévitable, présente bien des inconvénients. Notamment celui-ci: elle implique qu’on ne découvre certaines choses dans les textes de Marx qu’après coup, rétrospectivement, quand l’événement vient confirmer ce contre quoi Marx avait mis en garde, mais à quoi on n’avait pas prêté attention d’abord” [Jacques D’Hondt, “En relisant Marx…”] [(in) ‘Marx e i suoi critici’, Urbino, 1987, a cura di Gian Mario Cazzaniga, Domenico Losurdo e Livio Sichirollo] [(7) ‘Werke’, éd. Glockner, tome XV, pp. 80-81; (8) ‘Le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte’, Paris, Ed. Sociales, 1969, p. 124]