“Lénine [après le livre ‘Que faire?] apporta une deuxième contribution à l’ensemble baptisé marxisme-léninisme par le petit livre intitulé ‘L’imperialisme, stade suprême du capitalisme’, écrit au début de la guerre mondiale. Bien avant 1914, il avait, comme d’autres doctrinaires de la IIe Internationale, évoqué l’exploitation des colonies par les pays capitalistes pour répondre au démenti apparent de l’histoire. Il niait l’élévation du niveau de vie dans les pays capitalistes et il introduisait la notion d’une aristocratie ouvrière qui recevrait de la bourgeoisie le denier de Judas, des salaires relativement élevés pour prix de sa trahison, autrement dit de l’abandon de la lutte de classes au profit de la collaboration des classes. Ainsi s’expliquait, selon lui, le révisionnisme, la propension de certains social-démocrates à compter sur le progrès économique et les réformes ponctuelles pour améliorer le sort du prolétariat sans rompre avec le capitalisme. L’attitude des différents partis socialistes au moment où éclata la guerre européenne l’indigna plus qu’elle ne le surprit: la IIe Internationale tout entière trahissait, et non plus les seuls révisionnistes. Lui et les siens finissaient par incarner seuls le prolétariat mondial et le socialisme. Marx lui-même n’ignorait pas la tendance des sociétés capitalistes à l’expansion vers le dehors; le mode de production capitaliste, le plus avancé, bouleverserait les sociétés traditionelles et couvrirait la planète entière. Il ne regrettait nullement l’expansion tout à la fois de l’Europe et du capitalisme; s’il en dénonçait les cruautés, il discernait aussi les promesses qu’apportait le pillage de la planète par les colonialistes. Aux Indes les Anglais briseraient les survivances d’un mode de production asiatique, l’organisation séculaire des villages, à laquelle se superposait le pouvoir arbitraire d’une bureaucratie inefficace et prédatrice. (…) Lénine aurait pu interpréter la guerre du 1914 comme Marx avait fait celle de 1870. Les Etats européens se sont maintes fois combattus à travers les siècles avant de se donner une économie capitaliste – et Lénine le savait bien. Mais les auteurs, R. Hilferding et surtout J.H. Hobson lui fournissaient une autre issue: démontrer non pas seulement que le Français, les Anglais, les Allemands qui s’étaient partagés l’Afrique méritaient également le qualificatif d”impérialistes’, ce qui ne prête pas au doute, mais qu’ils se détruisaient les uns les autres en un combat inexpiable, ‘parce qu’ils étaient impérialistes’. Il suffisait d’établir un lien entre la structure monopolistique de l’économie capitaliste, le rôle des banques, la concentration du capital d’un côté, les conquêtes coloniales de l’autre, et de décréter ensuite que les expansions rivales des capitalismes nationaux ne permettaient pas un partage à l’amiable. Il décréta que la guerre présentait un caractére impérialiste des deux côtés et il justifia le diagnostic en se référant à la formule de Clausewitz: la guerre, continuation de la politique d’Etat par d’autres moyens. Tous les Etats avaient mené une politique impérialiste avant 1914; la guerre par laquelle ils poursuivaient leur politique, ne changeait pas de nature, elle demeurait impérialiste. Les socialistes trahissaient donc leur foi et leur engagements antérieurs en ne s’opposant pas, chacun dans son pays et par tous les moyens, à l’impérialisme, donc à la guerre” [Raymond Aron, ‘Plaidoyer pour l’Europe décadente’, Paris, 1977] [Lenin-Bibliographical-Materials] [LBM*]