“Dans les années 1850-1860, l’étude de la question d’Orient, où Marx et Engels attribuent dans un premier temps aux peuples chrétiens de l’Empire ottoman le rôle de porte-flambeau de la civilisation, marque leur rupture avec une vision romantique de la cause des nations opprimées, vision dont ils ne se sont pas départis en 1848. Dès lors, Marx et Engels se donnent pour tâche d’enrayer les tendances des socialistes à se laisser guider par le sentimentalisme et les mettent en garde contre “les philistins qui s’enflamment pour les nationalités”. Le soutien “sentimental” qu’accorde Palmerston aux petites nations attire leurs sarcasmes, le principe des nationalités proclamé par Napoléon III est condamné avec violence et présenté comme une ruse du panslavisme. Leur position se fonde su un postulat précis: l’historicité des concepts d’oppression et d’émancipation nationale. L’émancipation nationale compte moins en elle-même que pour les conséquences. Ni les formes de lutte, telle l’insurrection, ni les objéctifs affichés ne sont des critères de jugement. De même que l’importance réside moins dans la force motrice et hégemonique de ces mouvements que dans le rôle historique qu’ils assument (7). Dans les années 1860-1870, ils considèrent toujours la lutte pour l’unification de l’Italie et de l’Allemagne comme révolutionnaire, même si elle s’accomplit dans l’intérêt de classe exclusif de la bourgeoisie et se réalise par l’intermédiaire des “exécuteurs testamentaires” de 1848 aussi conservateurs que Bismarck et Cavour. Leur attitude envers la cause polonaise qui jouit d’un préjugé favorable dans la gauche européenne et dans le mouvement ouvrier permet de mesurer leur refus de l’émotionnel, de percevoir la maturation des concepts mués en positions de principe. Valeur de symbole – l’attitude envers la cause polonaise était le critère, dès 1789, de l’engagement et de l’ardeur révolutionnaires -, valeur d’exemple – identification de la cause nationale avec celle de la démocratie -,  la Pologne est surtout perçue sous l’angle politique et stratégique lorsque Marx et Engels postulent “la nécessité d’airain” de se libération (8). (“Le partage de la Pologne est le ciment qui lie entre eux les trois grands despotismes militaires: la Russie, la Prusse et l’Autriche. Seul le rétablissement de la Pologne peut briser ce lien et liquider ainsi le plus grand obstacle à l’émancipation des peuples européens”) (9). A deux reprises, lorsque les perspectives d’une révolution russe se dessinent à l’horizon, la Pologne devient, de “nation nécessaire” une “nation foutue” car elle perd sa fonction essentielle de rempart contre le tsarisme et par conséquent le rétablissement d’une Pologne indépendante cesse de paraître une exigence historique. Ces oscillations, certes, ne sont que passagères, et le flambeau de l’insurrection polonaise chasse de mirage de la révolution russe. Le refus de l’abstraction apparaît dans la conception marxienne du droit à l’autodétermination. D’ailleurs l’affrontement autour du programme de l’A.I.T. rédigé par Marx et qui revendique “le rétablissement de la Pologne comme l’un des objectifs de la politique ouvrière” fait ressortir la signification nodale de la problèmatique nationale. Marx et Engels font leur le “vieux principe de la démocratie et de la classe ouvrière du droit des grandes ‘Nations’ européenne à l’existence autonome et indépendante” et le défendent dans le cadre de l’A.I.T. Mais ils en donnent une interprétation qui diffère de l’origine libérale du principe d’autodétermination. Marx et Engels rejettent son érection en principe absolu, circonscrivent  sa portée et sa place parmi les objectifs du mouvement ouvrier. Selon les cas, ils minimisent ou accentuent la valeur instrumentale d’un principe toujours perçu à travers et pour la dynamique révolutionnaire. Il est antinomique du principe des nationalités – qui “ignore totalement la grande question du droit à l’existence nationale des grands peuples historiques d’Europe” -, tel qu’il est formulé aussi bien par Napoléon III que par Bakounine pour qui toute nation est un fait naturel devant disposer sans réserve du droit naturel à l’indépendance selon le principe de la liberté absolue. Pour Marx, le droit à l’autodétermination est: 1. circonscrit aux seules nations historiques; 2. il a une valeur subordonnée, ce qui veut dire, selon la formule de Kautsky que “le droit à l’autodétermination se voit [chez Marx] subordonné aux exigences de l’évolution générale dont la lutte de classe prolétarienne constitue la force motrice principale (10). (…) Dans la perpective de l’histoire universelle, pour Marx et Engels la question nationale n’est qu’un problème subalterne dont la solution interviendra automatiquement au cours du développement économique grâce aux transformations sociales, les nations viables surmonteront touts les obstacles tandis que les “reliques de peuples” se verront condamnées à disparaître (12)” [Georges Haupt, ‘Les marxistes face à la question nationale: histoire du problème’] [(in) Georges Haupt Michael Lowy Claudie Weill, Les marxistes et la question nationale, 1848-1914. Etudes et textes, 1974] (pag 15-16-17) [(7) Pour une démonstration plus ample, cf. l’étude de G. Haupt et C. Weill, “Le legs de Marx et Engels sur la question nationale”, Studi Storici, 1974, n° 2; (8) Un très grand nombre d’études sont consacrées au problème de Marx, Engels et la Pologne. Pour des interprétations contradictoires, cf. C. Bobinska, ‘Marx und Engels über polnische Probleme’ (…), Berlin, 1958, 308 p., et la préface de l’historien de Heidelberg, Werner Conze à Karl Marx, ‘Manuskripte über die polnische Frage (1863-1864), Mouton, La Haye, 1961, p. 7-41; (9) Karl Marx F. Engels, “Für Polen”, M.E.W., XVIII, p. 574. Voir aussi un discours antérieur de Marx sur la Pologne publié par M. Rubel dans ‘Etudes de Marxologie (Cahiers de l’ISEA), n° 4, 1961, p. 79-89; (10) Karl Kautsky, ‘Die Befreiung der Nationen, Dietz, Stuttfgart, 1917, p. 9; (12) Hans Ulrich Wehler, propose une systématisation de l’approche de Marx à laquelle nous avons emprunté certains éléments. Toutefois, l’analyse de Wehler pèche par exces de statisme. Cf. H.U. Wehler, Sozialdemokratie und Nationalstaat. Nationalitätenfrage in Deutschland 1840-1914, 1971]